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Elle monta la volée de marches qui conduisait à l’entrée. Pas de sonnette ou d’ouverture automatique. Juste une porte en peinture écaillée protégée par une moustiquaire déchirée, qui couina lorsqu’elle la poussa. Madeline atterrit dans un hall désert qui sentait l’humidité.

— Il y a quelqu’un ?

D’abord, la seule réponse fut celle du vent qui menaçait de dessouder les joints des fenêtres.

Puis un homme aux cheveux longs et roux apparut en haut d’un escalier. Débraillé, vêtu d’une tenue d’infirmier d’un blanc douteux, il tenait une canette de Dr Pepper dans la main.

— Bonjour, dit Madeline. Je me suis peut-être trompée d’adresse…

— Non, assura l’infirmier en descendant l’escalier. Vous êtes bien à l’Eilenroc House Senior Citizens.

— Il n’y a pas grand monde, on dirait.

L’homme avait une trogne un peu effrayante — déchirée par des balafres, sillonnée par des cicatrices d’acné — d’où émergeait pourtant un regard azur étonnamment doux.

— Je m’appelle Horace, se présenta-t-il, en nouant sa tignasse avec un élastique.

— Madeline Greene.

Il posa sa boisson sur la planche qui faisait office de banque d’accueil.

— La plupart des pensionnaires sont partis, expliqua-t-il. La maison de retraite fermera définitivement ses portes à la fin février.

— Ah bon ?

— Le bâtiment va être détruit pour construire un hôtel de luxe à la place.

— C’est dommage.

Horace grimaça.

— Les mafieux de Wall Street mettent à sac toute la région. Ils mettent à sac tout le pays, d’ailleurs ! Et ce n’est pas avec l’élection de cette couille molle de Tad Copeland que les choses vont s’arrêter.

Madeline ne se hasarda pas à mettre un pied sur le terrain politique.

— J’étais venue rendre visite à l’une de vos pensionnaires, Mme Antonella Boninsegna. Elle est ici ?

— Nella ? Oui, je crois que ce sera la dernière à partir.

Il regarda sa montre.

— Houlà, j’ai même oublié son déjeuner ! À cette heure-ci, vous la trouverez dans la véranda.

Horace désigna le bout du hall.

— Traversez la salle à manger et vous y serez. Je vous rapporte quelque chose à boire ?

— Je veux bien un Coca.

— Zero ?

— Un vrai ! J’ai encore un petit peu de marge, non ? répondit-elle en désignant la ceinture de son jean.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, sourit l’infirmier en disparaissant dans les cuisines.

La grande pièce commune du rez-de-chaussée faisait penser à une vieille maison de famille. Le genre « demi-pension avec vue sur la mer » qu’on trouvait à Bénodet ou à Whitstable. Des poutres apparentes, des tables individuelles, en bois flotté, recouvertes de toile cirée aux motifs de coquillages. Sans oublier l’incontournable déco « marine » qui faisait fureur dans les vieux numéros de Art & Décoration des années 1990 : lampes à globe de verre, voiliers poussiéreux pris dans leur bouteille, boussoles et compas en laiton, espadon empaillé, gravures à l’eau-forte reproduisant des scènes épiques de pêche au temps de Moby Dick…

Quand elle entra sous la galerie vitrée secouée par le vent, Madeline eut l’impression de déboucher sur le pont d’un trois-mâts pris en pleine tempête. Avec ses murs lézardés et sa toiture qui prenait l’eau, la véranda semblait sur le point de sombrer.

Assise à une petite table, dans le coin de l’extrémité de la loggia, Nella Boninsegna était une vieille dame frêle au visage de souris et au regard exagérément agrandi qui brillait derrière des verres épais comme des loupes. Elle portait une robe à col Claudine sombre et élimée. Un plaid en laine aux motifs écossais posé sur les genoux, elle était plongée dans la lecture d’un gros roman : La ville qui ne dort jamais, d’Arthur Costello.

— Bonjour madame.

— Bonjour, répondit la vieille en levant les yeux de son livre.

— Il est bien, votre roman ?

— C’est l’un de mes préférés. C’est la deuxième fois que je le lis. Dommage que l’auteur n’écrive plus.

— Il est mort ?

— Non, il est dévasté. Ses enfants sont morts dans un accident de voiture. C’est vous qui venez me faire ma piqûre ?

— Non madame, je m’appelle Madeline Greene, je suis enquêtrice.

— Vous êtes anglaise, surtout.

— C’est exact, comment le savez-vous ?

— Votre accent, darling ! Manchester, n’est-ce pas ?

Madeline acquiesça de la tête. D’ordinaire, elle n’aimait pas être si transparente, mais la vieille n’avait pas dit ça pour la vexer.

— Mon mari était anglais, ajouta Nella. Il venait de Prestwich.

— Alors, il aimait le football.

— Il ne vivait que pour le Manchester United de la grande époque.

— Celle de Ryan Giggs et Éric Cantona ?

La vieille dame esquissa un sourire malicieux.

— Plutôt celle de Bobby Charlton et George Best !

Madeline redevint sérieuse.

— Je suis venue vous voir parce que j’enquête sur une affaire. L’enlèvement et le meurtre du fils de Sean Lorenz, ça vous dit quelque chose ?

— Le peintre ? Bien sûr. Vous savez que Jackson Pollock a habité tout près d’ici ? Il est mort à Springs, à dix kilomètres, dans un accident de voiture. Il était avec sa maîtresse dans une Oldsmobile décapotable. Il conduisait complètement ivre et…

— J’ai entendu parler de cette histoire, la coupa Madeline, mais c’était dans les années 1950. Sean Lorenz, lui, était un peintre contemporain.

— Vous pensez que je perds la tête, darling ?

— Pas du tout. Lorenz était l’ami d’un de vos anciens élèves : Adriano Sotomayor. Vous vous souvenez de lui ?

— Ah, le petit Adriano…

Nella Boninsegna laissa sa phrase en suspens alors que son visage se transformait. Comme si la simple évocation de l’enfant chassait toute trace d’espièglerie ou de bonne humeur.

— C’est vous qui avez signalé aux services sociaux du comté les violences de son père, Ernesto Sotomayor ?

— C’est exact. C’était au milieu des années 1970.

— Ernesto frappait souvent son fils ?

— C’est peu de le dire. C’est surtout que cet homme était un monstre. Un véritable bourreau.

La voix de la vieille dame se fit caverneuse :

— Tout y est passé : la tête plongée dans la cuvette des toilettes, les coups de ceinture, les coups de poing, les brûlures de cigarette sur tout le corps. Un jour il a obligé le gamin à rester les bras en l’air pendant plusieurs heures. Un autre, il l’a même fait marcher sur du verre pilé, et je vous en passe.

— Pourquoi faisait-il ça ?

— Parce que l’humanité compte un grand nombre de monstres et d’êtres sadiques et qu’il en a toujours été ainsi.

— Comment était Adriano ?

— C’était un garçon triste et gentil qui avait de la difficulté à se concentrer. Souvent, son regard se troublait et vous compreniez qu’il était parti ailleurs, très loin. C’est d’abord comme ça que j’ai deviné que quelque chose n’allait pas chez lui. Avant même de découvrir les traces de maltraitance sur son corps.

— C’est lui qui a fini par vous faire des confidences ?

— Il m’a raconté certains détails de ce que lui faisait subir son père, oui. Ernesto le battait pour un rien. Des punitions qui pouvaient durer des heures et qui la plupart du temps avaient lieu dans la cale de son chalutier.