— La mère faisait semblant de ne pas voir ?
L’ancienne institutrice plissa les yeux.
— La mère, si on veut… Comment s’appelait-elle déjà celle-là ? Ah oui, Bianca…
— Elle a fini par quitter le foyer, c’est ça ?
Nella sortit un mouchoir en tissu de sa poche et essuya les verres de ses Browline. Avec ses cheveux blancs, ce type de lunettes lui donnait de faux airs du colonel Sanders.
— J’imagine qu’elle se prenait elle aussi des raclées, hasarda-t-elle.
— Chaud devant ! cria Horace en posant sur la table un plateau contenant une canette de Coca, une théière ainsi que deux bagels garnis de saumon, d’oignons, de câpres et de fromage frais.
Nella proposa à Madeline de partager son repas.
— Ça ne vaut pas les bagels de Russ & Daughters, mais ils sont très bons quand même, affirma-t-elle en croquant à belles dents dans son sandwich.
Madeline fit de même, puis prit une gorgée de soda avant de poursuivre son interrogatoire :
— On m’a dit qu’Adriano avait un frère.
La vieille instit fronça les sourcils.
— Non, je ne crois pas.
— Si, j’en suis certaine. Il s’appelait Reuben. C’était son cadet de sept ans.
Nella prit le temps de réfléchir.
— À l’époque, lorsque Bianca est partie, il y a eu des rumeurs disant qu’elle était enceinte d’un autre qu’Ernesto. Le genre de ragots qu’on entend dans les petites villes.
— Vous n’y avez pas cru ?
— Bianca était peut-être enceinte, mais, si c’est le cas, elle l’était de son mari. Bianca était jolie, mais aucun homme à Tibberton n’aurait pris le risque de se mettre à dos un fou furieux comme Ernesto.
Madeline butait toujours sur quelque chose :
— Pourquoi Bianca a-t-elle abandonné son fils aîné ?
Nella haussa les épaules en signe d’incompréhension. Elle reprit une bouchée de bagel, puis se rappela tout à coup ce qu’elle avait oublié de demander à Madeline :
— Comment avez-vous appris toutes ces histoires ? Et comment avez-vous retrouvé ma trace ?
— Grâce à Isabella Rodrigues, répondit Madeline.
L’institutrice eut besoin de quelques secondes pour resituer la cousine d’Adriano.
— La petite Isabella, bien sûr. Elle est venue me rendre visite quelquefois. Une bonne fille, comme vous.
— Ne vous fiez pas aux apparences. Je ne suis pas précisément une bonne fille, s’amusa Madeline.
Nella lui rendit son sourire.
— Bien sûr que si.
— Et Adriano, vous l’avez revu ?
— Non, mais j’ai beaucoup pensé à lui. J’espère qu’il va bien. Vous avez de ses nouvelles ?
Madeline hésita. À quoi servirait-il d’accabler cette vieille dame avec de sinistres nouvelles ?
— Il va très bien, ne vous inquiétez pas pour lui.
— Vous êtes peut-être une bonne fille, mais vous êtes une menteuse, rétorqua l’institutrice.
— Vous avez raison, Nella. Vous méritez la vérité. Adriano est mort il y a presque deux ans.
— Ça a un rapport avec votre enquête sur ce peintre. Sinon, vous ne seriez pas venue me trouver…
— Honnêtement, je n’en sais rien encore.
Pour ne pas s’appesantir sur la mort du flic, elle changea de sujet :
— À la fin de sa vie, Ernesto souffrait d’un cancer de la gorge. Il paraît qu’Adriano l’a recueilli chez lui. Ça vous semble possible ?
Nella écarquilla les yeux. Derrière ses verres loupes, ses iris doublèrent de volume.
— Si c’est vrai, c’est surprenant. Il m’étonnerait qu’Adriano soit devenu un adepte de la charité chrétienne.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Madeline en l’aidant à se servir du thé.
— Tant qu’on ne les a pas soi-même subies, je pense qu’on est incapable d’imaginer les souffrances infligées par la torture. Le genre d’actes qu’a subis Adriano, la durée pendant laquelle il les a supportés, tout ça laisse forcément des séquelles et des traumatismes. Une désorganisation mentale inimaginable.
— Où voulez-vous en venir ? insista-t-elle.
— Je pense qu’à un moment donné cette douleur et cette haine accumulées sont impossibles à canaliser. D’une façon ou d’une autre, vous finissez obligatoirement par les retourner contre vous ou contre les autres.
Les propos elliptiques de l’ancienne instit incitèrent Madeline à ouvrir une dernière porte :
— Le Roi des aulnes, ça vous dit quelque chose ?
— Non. C’est une marque de meubles de jardin ?
Madeline se leva pour prendre congé.
— Merci de votre aide, Nella.
Cette femme lui avait plu. La grand-mère qu’elle aurait aimé avoir. Avant de partir, elle exprima l’inquiétude qui lui trottait dans la tête depuis son arrivée :
— Cet infirmier, là…
— Horace ?
— Oui. Il vous traite bien ? Il a l’air bizarre.
— Il ne faut pas se fier aux apparences, en tout cas pas dans son cas. C’est un bon garçon, rassurez-vous. Lui non plus n’a pas eu la vie facile.
Comme pour ponctuer les propos de Nella, la véranda émit un craquement inquiétant sous un coup de vent mieux placé que les autres. Madeline ne put s’empêcher de lever la tête vers le plafond vitré, s’attendant presque à le voir se lézarder.
— On m’a dit que la maison de retraite allait fermer ?
— Oui, dans trois mois.
— Vous avez un plan B ?
— Ne vous en faites pas pour moi, j’irai rejoindre mon mari.
— Je pensais qu’il était mort.
— Depuis 1996, oui.
Madeline n’aimait pas le tour que prenait la conversation.
— À mon avis, vous n’êtes pas près de mourir. Vous avez l’air en forme.
La vieille dame chassa d’un geste cette idée illusoire, et, tandis que Madeline retournait vers le salon, elle l’interpella :
— Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous ne le trouverez pas.
— Vous êtes médium ou quoi ?
Nella sourit et lissa ses cheveux, comme une ultime coquetterie.
— Mais vous trouverez autre chose, assura-t-elle.
Madeline lui fit un signe de la main et se dirigea vers son pick-up garé sous les pins.
Avant de reprendre la route, elle marcha jusqu’à la plage, sauvage, préservée, intemporelle. Dans quelques mois, des grues et bétonnières allaient venir bousiller l’endroit pour y construire un hôtel, un sauna, un héliport. Tout cela lui paraissait débile, malfaisant, inhumain.
Bordel, voilà qu’elle parlait encore comme Coutances…
Elle revint vers son pick-up. Pour garder un souvenir, elle fit une photo de la plage de sable blanc et de la maison de retraite. La vieille avait peut-être raison. Peut-être que Madeline avait trouvé quelque chose ici. Même si elle ne savait pas encore quoi.
Elle remonta dans la voiture, tourna la clé de contact et mit la gomme pour rejoindre la route nationale. Là, elle enchaîna les kilomètres, en essayant d’ordonner ses pensées. Elle roulait depuis plus d’une heure lorsque son portable sonna. Un nom s’afficha sur l’écran.
Celui de Dominic Wu.
Dans le quartier, tout le monde devait surnommer le bâtiment le Rubik’s Cube. C’est du moins ce que Coutances s’imagina lorsque le taxi le déposa au nord de l’Upper East Side, à l’angle de la 102e et de Madison Avenue.