Le laboratoire Pelletier & Stockhausen était un cube de verre polychrome, un patchwork bigarré dont les couleurs vives tranchaient avec le gris et le marron terne des immeubles alentour.
Qui a dit que les Américains ne prenaient jamais de vacances ? En cette fin de matinée en tout cas, le laboratoire ne débordait pas d’activité. Gaspard s’annonça auprès d’une employée élégante et longiligne, mais au physique décharné, et au visage tout en angles : des traits noirs, tracés à l’équerre, une peau blanchâtre, un regard sombre et mélancolique qui rappelaient certains personnages de Bernard Buffet.
Miss Fil-de-fer le conduisit jusqu’à un bureau du sixième étage qui donnait sur l’immense complexe de l’hôpital Mount-Sinai.
— Entrez donc, monsieur Coutances ! lui lança le propriétaire du laboratoire.
Dwight Stockhausen était sur le départ. Posés près d’un canapé Florence Knoll, deux valises Alzer en toile monogramme, un sac de voyage assorti et une paire de Moon Boot en fourrure.
— Nous passons le réveillon à Aspen. À l’hôtel Jerome. Vous y êtes déjà descendu ?
Sa voix vibrait d’une fatuité assumée. Il s’approcha de Gaspard et lui tendit la main à l’européenne.
— Pas récemment, répondit le dramaturge.
D’un geste, le scientifique l’invita à prendre place sur le canapé.
Lui-même resta debout encore une minute. Les yeux rivés à l’écran, il pianotait sur un smartphone qui semblait lilliputien par rapport à ses gros doigts boudinés.
— Je suis à vous dans un instant. Le temps de compléter ce satané formulaire pour l’aéroport.
Gaspard profita de l’interlude pour détailler son hôte. Quand il était enfant, sa mère avait parfois fréquenté des types comme lui qui vivaient dans le 16e arrondissement de Paris, à Belgravia ou à Beacon Hill. Son double menton et son profil à la Louis XVI s’harmonisaient à merveille avec son pantalon prince-de-galles, son blazer à chevrons et ses chaussettes Gammarelli logées dans des mocassins à glands.
Enfin, le Bourbon se décida à poser son téléphone et à venir s’asseoir en face de lui.
— Vous vouliez me parler de Sean Lorenz, je crois ?
— D’après ce que je sais, il est venu vous voir, il y a un an. Le 23 décembre 2015, le jour de sa mort.
— Je m’en souviens. C’est moi qui l’avais reçu. Entre nous, c’était un fameux artiste, n’est-ce pas ?
Stockhausen désigna les murs de son gigantesque bureau.
— Comme vous le voyez, je suis moi-même collectionneur, affirma-t-il de ce ton pédant qui était sa marque de fabrique.
Gaspard distingua en effet une litho de La Petite Fille au ballon rouge de Banksy — la même qu’on trouvait déjà dans des milliers de salons ou en fond d’écran de millions d’ordinateurs. Il reconnut aussi une sérigraphie de Damien Hirst — le sempiternel crâne en diamants qu’il déclinait à l’infini — ainsi qu’une grande sculpture d’Arman représentant un violon éclaté (mais Arman avait-il déjà créé autre chose que des violons en colère ?). Bref, que des œuvres qu’il exécrait.
— Revenons à Lorenz, si vous le voulez bien.
Glissant comme une anguille, le scientifique n’entendait pas laisser Gaspard mener l’entrevue.
— D’abord, comment avez-vous entendu parler de cette histoire ? demanda-t-il.
Gaspard refusa d’entrer dans son jeu. Si Stockhausen avait accepté de le recevoir dans l’urgence, c’est qu’il avait peur pour sa réputation et celle de son labo.
— Nous allons gagner du temps, monsieur Stockhausen : dites-moi immédiatement et précisément ce qu’est venu vous demander Sean Lorenz.
— Je ne peux pas. Tout cela est confidentiel, vous vous en doutez.
— Je vous garantis que ça ne va plus l’être longtemps. En tout cas, pas lorsqu’une escouade de flics va débarquer à Aspen pour vous passer les menottes. Ça va mettre une sacrée animation à l’hôtel Jerome, croyez-moi.
Le scientifique s’offusqua :
— Et pour quel motif m’arrêterait-on ?
— Complicité du meurtre d’un enfant.
Stockhausen se racla la gorge.
— Sortez d’ici ! Je vais contacter mon avocat.
Gaspard se renfonça au contraire dans son canapé trop dur.
— Nous ne sommes pas obligés d’en arriver à de telles extrémités.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ?
— Je vous l’ai déjà dit.
Louis Capet n’en menait pas large. Il tira sa belle pochette en soie de son blazer pour essuyer sa transpiration. Et décida de capituler.
— Ce 23 décembre, Sean Lorenz a débarqué dans mon bureau très excité. On aurait dit un dément. Franchement, s’il n’avait pas été si célèbre, jamais je ne l’aurais reçu.
— Il avait avec lui un sac en plastique, c’est ça ?
Stockhausen eut une moue de dégoût.
— Oui, un sac-poubelle qui contenait un vieux tapis. Le genre qu’on trouve dans les bagnoles.
Gaspard acquiesça.
— Il provenait effectivement du coffre d’une Dodge.
— Bref, reprit le scientifique, Lorenz voulait savoir s’il y avait sur ce tapis des traces génétiques pouvant correspondre à son fils.
— Techniquement, c’est faisable ?
Stockhausen haussa les épaules devant l’incongruité de la question.
— Bien sûr, puisque nous avions Lorenz devant nous. Tout ce que nous avons eu à faire a été de prélever un peu de sa salive sur un coton-tige. La comparaison d’ADN qu’il me demandait était à peine plus élaborée qu’un banal test de paternité. Sauf que ça prenait un peu plus de temps.
— Et j’imagine que Sean était pressé.
Le directeur du labo hocha la tête.
— Pendant les fêtes de fin d’année, c’est toujours compliqué avec les vacances du personnel. Mais tous les problèmes ont une solution lorsque vous acceptez de sortir votre carnet de chèques.
— En l’occurrence, quel était le montant du chèque ?
— En l’occurrence, c’était mieux qu’un chèque.
Stockhausen se leva pour se diriger vers le tableau de Banksy derrière lequel se cachait un coffre-fort de bureau à reconnaissance digitale. Le scientifique ouvrit l’armoire d’acier et en sortit un petit cadre en bois sombre. Sous la vitre, un dessin signé Sean Lorenz représentant la ligne de gratte-ciel new-yorkaise. Gaspard s’imaginait la scène et elle lui donnait la nausée : le gros Stockhausen en train d’arracher à Lorenz, agonisant de chagrin, un ultime dessin pour lui faire raquer une simple analyse génétique.
Louis XVI n’avait pas l’air de prendre la mesure de son ignominie.
— Je crois qu’on peut dire sans se tromper que c’est la dernière œuvre de l’artiste ! gloussa-t-il, ravi de son bon mot.
Gaspard contint l’envie de fracasser le cadre, de réduire le dessin en miettes et de sortir sur la terrasse pour projeter vers le ciel les petits bouts de papier comme on disperse des cendres. Ça aurait eu de la gueule, mais ça n’aurait pas fait progresser sa quête. Il conserva son calme et poursuivit son entretien :
— Lorenz vous a donc fait ce dessin pour que vous acceptiez de réduire les délais de l’analyse…
— Voilà, je lui ai garanti qu’il aurait des résultats le matin du 26 décembre. C’était compliqué, mais jouable.
— Donc, il devait repasser vous voir trois jours plus tard ?