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Madeline augmenta la température du chauffage. La nuit tombait déjà. La journée avait passé sans qu’elle s’en rende compte, au rythme des découvertes qui s’accéléraient. Des pans entiers sortaient de l’ombre. Elle avait déjà connu ça sur certaines affaires. C’était le moment le plus excitant de l’enquête. La revanche de la vérité, quand, après avoir été trop longtemps refoulées, certaines évidences refaisaient surface avec une force dévastatrice. Dans son esprit, la brume commençait à se dissiper et ce qu’elle laissait deviner la sidérait.

Il est toujours difficile d’identifier les racines d’une tragédie, de détecter l’instant précis où une vie bascule. Depuis quelques heures, Madeline avait pourtant une certitude. Le drame s’était noué pendant l’été 1976, à Tibberton, un petit port de pêche du Massachusetts vers lequel ils roulaient à présent.

Cet été-là, une infirmière du dispensaire local, Bianca Sotomayor, apprend qu’elle porte un deuxième enfant. À l’instant où ses yeux se posent sur les résultats de sa prise de sang, elle prend une décision radicale. Lasse d’endurer quotidiennement les injures et les coups de son mari, Ernesto, elle rassemble ses économies et abandonne son foyer du jour au lendemain pour refaire sa vie au Canada.

À l’époque, Adriano, son fils aîné, n’a pas encore six ans. Resté seul avec son père, le garçon est le réceptacle de toute sa violence. Il endure raclée sur raclée, humiliation sur humiliation, administrées parfois avec une cruauté inimaginable. Il faut attendre encore deux longues années pour que son institutrice, Nella Boninsegna, dénonce les agissements du père et délivre l’enfant de son calvaire.

Alors, les choses semblent s’arranger dans la vie du jeune garçon. Éloigné de son père, Adriano a la chance d’être placé dans une famille d’accueil plutôt bienveillante, qui lui permet même de garder le contact avec sa cousine Isabella. À Harlem, il passe une adolescence banale et se lie d’amitié avec le jeune Sean Lorenz, un petit génie du graffiti, et la très tourmentée Beatriz Muñoz, une fille d’émigrés chiliens qui, à cause de son physique, a comme lui connu une enfance difficile marquée par le mépris et les humiliations.

À eux trois, ils forment Les Artificiers, un groupe de tagueurs qui recouvrent de leurs couleurs vives les rames de métro et les murs de Manhattan. Adriano n’est pas très assidu en cours. Il quitte l’école rapidement et, après une jeunesse un peu tumultueuse, finit par intégrer la police où il gravit les échelons sans faire de vagues. En apparence, il mène une vie rangée. Mais qui peut dire ce qui se passe vraiment dans sa tête ?

C’est là que les fragments du puzzle devenaient plus hypothétiques. Madeline savait bien qu’elle combinait désormais des impressions et des possibilités, étayées par leurs quelques solides mais rares découvertes new-yorkaises. Pourtant le tableau général qui se dessinait était d’une incroyable cohérence.

Une chose était certaine pour Madeline : les ténèbres de l’enfance de Sotomayor ne s’étaient pas dissipées. Elles refaisaient surface au début des années 2010. C’est là qu’Adriano a retrouvé la trace de son jeune frère, Reuben, enseignant à l’université de Gainesville. Les deux frères connaissaient-ils depuis longtemps leurs existences respectives ? S’étaient-ils déjà parlé ? À ce stade, Madeline l’ignorait. Toujours est-il qu’à cette période une haine vengeresse consumait Adriano et l’avait entraîné dans une folie meurtrière. Il avait retrouvé sa mère en Floride. Dans un premier temps, sans doute avait-il pensé la tuer, mais il s’était ravisé : la mort était trop douce pour ce qu’elle lui avait fait subir.

Madeline n’était pas psychiatre, mais elle croyait avoir trouvé la clé du comportement d’Adriano : ce n’était pas à son père qu’il en voulait le plus, c’était à sa mère. Sa mère qui l’avait abandonné. Sa mère, autrefois adorée, qui avait déserté le champ de bataille sur lequel ils combattaient ensemble. Sa mère qu’il vénérait et qui avait préféré s’enfuir avec l’embryon qu’elle portait dans son ventre.

C’est donc autour de cette mère que sa haine s’était cristallisée. Madeline imaginait la stupeur qu’avait dû ressentir le petit garçon. À côté de cette sidération, même la violence de son père ne faisait pas le poids. Du moins, c’est comme cela que son cerveau avait dû réécrire l’histoire. Les hommes sont violents par nature. Mais les mères se doivent de protéger leur enfant. Sauf que la sienne était partie. Pour en protéger un autre. Une défection dont elle n’avait pas fini de payer le prix.

Le scénario paraissait dément, mais c’était le seul motif rationnel que Madeline avait trouvé pour relier la trajectoire d’Adriano à la signature des crimes du Roi des aulnes. Adriano avait donc enlevé Bianca, l’avait séquestrée et pendant plusieurs semaines lui avait sans doute longuement raconté comment il allait tuer Reuben, battre son fils préféré jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il s’était un temps délecté de cette torture mentale, puis il était passé à l’acte. Reuben était mort.

Mais Bianca n’allait pas s’en tirer à si bon compte. Adriano allait perpétrer ce même crime jusqu’à la fin des temps. Lui infliger le meurtre de son frère cent fois répété. Lui faire endurer un calvaire, une punition sophistiquée qui avait dû lentement germer dans son esprit. En février 2012, dans le jardin d’enfants de Shelton, il avait enlevé le petit Mason Melvil et l’avait confié à sa mère. Dans son enfermement, Bianca n’avait eu d’autre choix que de s’occuper du mieux qu’elle pouvait du gamin. Elle avait même dû redoubler d’affection pour essayer d’atténuer le traumatisme que devait vivre un enfant de deux ans séparé brutalement de ses parents pour croupir dans une cave sombre en compagnie d’une inconnue. Forcément, Bianca n’avait pu faire autrement que de s’attacher à lui. Mais au milieu du printemps, sans crier gare, le Roi des aulnes avait repris l’enfant à sa mère et l’avait tué, vraisemblablement devant elle, avant d’aller déposer son cadavre près d’un étang. Une séquence que dans les deux ans qui suivirent, Adriano allait répéter à trois reprises avec Caleb Coffin, Thomas Sturm et Daniel Russell.

Madeline n’avait plus aucun doute sur l’identité du Roi des aulnes. Adriano était bien le tueur, mais contrairement à ce que tout le monde avait cru, ses véritables victimes n’étaient pas les enfants. C’était tragique à dire, mais ces malheureux gamins n’étaient que des dommages collatéraux. Des moyens pour atteindre à l’infini sa seule et unique victime. Sa mère.

2.

Au niveau de Mystic, la circulation se fluidifia enfin. Le pick-up continua à longer la côte vers l’est puis progressa dans les terres du Rhode Island en direction de Providence. À l’écoute des stations de radio, impossible d’ignorer qu’on était à quelques heures seulement du réveillon. De Dean Martin à Nat King Cole, tous les crooners semblaient s’être donné le mot pour animer la soirée. Louis Armstrong venait à peine de terminer White Christmas que déjà Sinatra entamait Jingle Bells.

Les pensées de Gaspard suivaient de près celles de Madeline. Il songeait à la mythologie grecque, au châtiment que Zeus avait infligé à Prométhée pour avoir dérobé aux dieux le feu sacré : être ligoté sur une montagne pour se faire dévorer chaque jour un morceau de foie par l’aigle des Carpates. Le foie possédant cette capacité à se régénérer dans la nuit, le calvaire pouvait recommencer dès le lendemain. Une souffrance à perpétuité. Une expiation pas si éloignée de celle qu’Adriano avait fait subir à sa mère. Le meurtre du fils préféré plusieurs fois répété.