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Gaspard songea à la haine qu’avait dû accumuler Sotomayor pour se lancer dans une telle folie et à la malchance de tous ceux qui s’étaient trouvés sur sa route.

En décembre 2014, les hasards de la vie font que sa dérive meurtrière croise deux autres destins. Les trois Artificiers se retrouvent malgré eux sur le chemin de l’existence. Mais les couleurs vives des années 1990 ont laissé place à celles du sang et des ténèbres.

Beatriz Muñoz, avec qui Adriano est resté en contact irrégulier, s’est laissé entraîner par ses propres démons. Il y avait quelque chose de paradoxal et de frustrant à se dire que Beatriz représentait la petite sœur de souffrance d’Adriano. La souffrance qui engendre la souffrance. La même haine qui vous conduit à infliger le pire à ceux que vous avez profondément aimés. Mais une différence de taille sépare ces deux âmes tordues : Beatriz ne va pas jusqu’au bout de sa folie. Elle torture Pénélope Lorenz, physiquement et mentalement, mais n’ôte pas la vie à Julian.

Lorsqu’elle prend la décision de rendre l’enfant à ses parents, elle contacte Adriano, qu’elle pense être un flic intègre, pour jouer les intermédiaires. Elle lui donne rendez-vous à Newtown Creek, lui confie l’enfant pour qu’il le remette à son père et s’en va se jeter sous un train.

C’est donc dans ces circonstances improbables que le Roi des aulnes se retrouve avec le fils de Sean dans le coffre de sa voiture. Un héritage qui le dispense d’enlever un nouvel enfant. Il ramène Julian dans la planque où, selon un rituel maintenant bien établi, il le confie à Bianca.

Les semaines passent. Suivant le mode opératoire qu’il a toujours respecté, Sotomayor planifie d’ôter la vie à Julian entre la fin février et le début du mois de mars. Sauf que, le 14 février 2015, le Roi des aulnes est bêtement tué devant chez lui par un petit dealer.

Gaspard cligna des yeux. Retour à la réalité. Voilà l’histoire telle que Madeline et lui étaient parvenus à la reconstituer. En remplissant les blancs par beaucoup d’hypothèses. Peut-être qu’ils faisaient fausse route, mais, si ce n’était pas le cas, deux questions restaient en suspens. Où le Roi des aulnes séquestrait-il sa mère et ses victimes ? Et surtout y avait-il la moindre chance que Julian et Bianca soient encore en vie presque deux ans après la mort de leur geôlier ?

La réponse à la dernière question était : vraisemblablement non. Quant au lieu de détention, ils pensaient l’avoir localisé. À New York, quelques heures plus tôt, Gaspard avait suivi l’intuition de Madeline et appelé André, le mari d’Isabella. Celui-ci lui avait confirmé que la succession d’Adriano avait été longue et compliquée à cause des implications juridiques liées à la disparition de Bianca. Pour faire simple, la procédure ne s’était débloquée que lorsque le juge chargé de l’instruction avait signé l’acte de décès de sa tante.

— André, y avait-il un autre bien immobilier dans la succession ? Un terrain ? Un chalet ? Une cabane ?

— Il y avait la vieille maison de famille des Sotomayor à Tibberton.

— Vous y êtes allés récemment ?

— Jamais ! Isabella déteste ce bled. Et la piaule… elle craint ! J’ai vu des photos, on est plus proche d’Amity-ville que de Martha’s Vineyard.

— Qui y habite en ce moment ?

— Personne. On essaie de la vendre depuis un an, mais les acheteurs ne se bousculent pas au portillon et l’agent immobilier n’a pas l’air d’être une flèche.

Gaspard avait noté l’adresse. Lorsqu’il en avait parlé à Madeline, elle avait remarqué qu’il n’était pas logique que le vieil Ernesto n’ait pas cherché à se débarrasser de cette baraque à l’époque où on lui avait diagnostiqué son cancer et où il était revenu vivre chez son fils à New York. L’hypothèse que la planque d’Adriano soit cette maison avait gagné en crédibilité. Ça impliquait une sacrée organisation pour assurer le ravitaillement de la captive pendant qu’il travaillait à New York, mais c’était possible.

Gaspard avait senti son cœur s’accélérer et le sang battre dans ses tempes.

— Ne vous emballez pas, Coutances. Tout ce que nous allons découvrir, ce sont deux cadavres, avait lâché Madeline avant de prendre la route.

3.

Après plus de quatre heures de route, ils filaient à présent sur la rocade qui contournait Boston. Un peu après Burlington, ils s’arrêtèrent dans une station-service pour faire le plein. Gaspard voulut s’atteler à la tâche, mais, avec ses mains blessées, il peinait à remplir le réservoir.

— Allez plutôt me chercher un café ! ordonna Madeline en lui prenant le pistolet de la pompe à essence.

Il capitula et partit s’abriter du froid à l’intérieur de la station. Quelques pièces dans le distributeur. Deux lungo sans sucre. Il était presque 8 heures du soir. Dans certaines familles, le réveillon devait commencer. Les haut-parleurs continuaient à égrener le Great American Songbook version Noël. Gaspard reconnut une version de Old Toy Trains, le classique de Roger Miller. Son père avait l’habitude de lui jouer à la guitare la version française, Petit garçon, popularisée par Graeme Allwright. Même adulte, les réminiscences de ses premiers Noëls étaient encore bien présentes. Les moments les plus joyeux étaient ceux passés dans le deux-pièces de son père. Trente-sept mètres carrés, square Paul-Lafargue à Évry. Il se revoyait, le 24 au soir, en train de déposer des biscuits et du thé brûlant près du sapin avant le passage du père Noël. Il se souvenait des cadeaux avec lesquels il jouait avec son père : Big Jim, Circuit TCR, Arbre Magique, Hippos Gloutons…

Généralement, le souvenir le faisait chialer et il le repoussait. Ce soir pourtant il put l’accepter sans animosité. Simplement comme un beau moment dont on se souvient avec gratitude. Et ça changeait tout.

— Ça caille, se plaignit Madeline en venant le rejoindre sur l’un des tabourets branlants qui entouraient une table de bar en plastique moulé.

Elle eut la velléité d’avaler son café d’un trait, mais, celui-ci étant trop chaud, elle ne put faire autrement que de le recracher.

— Putain, Coutances, mais vous voulez me tuer ou quoi ? Même un café, c’est trop compliqué pour vous ?

Madeline Greene dans toute sa splendeur. Placide, Gaspard se leva pour aller lui chercher un autre breuvage. Hors de question de se disputer avec elle et de briser le bel élan de leur enquête.

En l’attendant, Madeline consulta son téléphone. Un mail de Dominic Wu retint son attention : Cadeau, si tu es seule pour le réveillon. Joyeux Noël. Le message laconique était accompagné d’un document volumineux. Elle cliqua pour l’ouvrir. Wu était parvenu à se procurer par la bande un relevé des mouvements bancaires d’Adriano. Autant dire, une mine d’or.

— D’où vous vient cet air réjoui tout d’un coup ? demanda Gaspard en lui tendant le café qu’il rapportait.

— Jetez un coup d’œil à ça, lui rétorqua-t-elle en transférant le PDF sur son mail. Les dépenses de Sotomayor. On les épluche, et on en parle après. Cherchez les récurrences.

Madeline posa son nouveau gobelet sur la table à côté de son smartphone. Pendant une demi-heure, son regard ne quitta plus son téléphone. Tête baissée, elle se concentrait, faisant défiler devant ses yeux les dizaines de pages du listing, prenant des notes sur un set de table en papier. À ses côtés, Gaspard avait exactement la même attitude. On aurait dit deux accros aux machines à sous dans un casino de Las Vegas.