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Les dépenses couraient sur les trois dernières années de la vie de Sotomayor. Ce type de document était comme une caméra braquée sur son existence. Il révélait ses habitudes, le restaurant dans lequel il aimait manger ses sushis au déjeuner, l’emplacement des parkings où il garait sa voiture, les péages des autoroutes qu’il empruntait, le nom des médecins qu’il fréquentait, même les petites folies qu’il lui arrivait de s’autoriser : une paire de bottines Edward Green à 1 400 dollars, une écharpe Burberry en cachemire à 600 dollars…

Gaspard finit par lever la tête, déçu.

— Je ne vois rien qui relie directement Adriano à Tibberton, ni trajet régulier, ni facture d’eau ou d’électricité, ni prélèvement en provenance de magasins de la région.

— Ça ne veut pas forcément dire grand-chose. Un flic comme Adriano est capable de masquer des mouvements financiers en instaurant une double comptabilité ou en réglant en liquide. Mais certaines dépenses régulières sont troublantes.

Quatre magasins revenaient en effet fréquemment. Home Depot et Lowe’s Home Improvement d’abord. Les deux plus grandes enseignes de bricolage, de construction et d’outillage du pays. Le montant des factures était élevé, laissant présager d’importants travaux. Le genre d’aménagements — insonorisation, renouvellement de l’air… — que vous pouviez être contraint de réaliser si vous vouliez séquestrer quelqu’un sur une longue période.

La troisième entreprise était moins connue, et ils durent la chercher sur Internet pour découvrir son secteur d’activité. LyoφFoods était une boîte spécialisée dans la vente en ligne de nourriture lyophilisée. Sur son site, on pouvait notamment trouver tout un tas de rations militaires ou de survie. Des packs constitués de boîtes de sardines, de barres énergétiques, de bœuf séché et de plats lyophilisés longue conservation. L’entreprise fournissait des randonneurs ou des marins, mais également tous les citoyens — de plus en plus nombreux — persuadés que la prochaine apocalypse rendait nécessaire un stockage massif de nourriture.

Enfin, les mouvements financiers montraient que Sotomayor était un client régulier du site walgreens.com, l’une des principales chaînes de pharmacie américaine. Certes, on trouvait de tout — ou presque — chez Walgreens, mais notamment tous les produits de toilette nécessaires aux bébés et aux jeunes enfants.

Madeline finit son café froid et se tourna vers Gaspard. Elle voyait bien qu’il pensait la même chose qu’elle. Dans leur cœur, un fol espoir. Et dans leur tête, des images auxquelles se raccrocher : celles de Bianca Sotomayor, une vieille dame fatiguée, prisonnière depuis des années d’une cave insonorisée. Une captive séquestrée par son propre fils dont elle soupçonnait sûrement la mort. Une femme qui, depuis plus de deux ans, veillait sur un enfant, se privant de tout, économisant la nourriture, l’eau, la lumière. En attendant qu’un jour, peut-être, quelqu’un vienne les délivrer.

— Dépêchez-vous Coutances, on lève l’ancre.

4.

Les derniers kilomètres furent les plus longs. La route vers Tibberton était tortueuse. Un peu avant Salem, il fallait parcourir une brève portion de l’US 1 avant de prendre une route en faux plat qui contournait une forêt — identifiée sur le GPS par le nom étrange de Blackseedy Woods —, puis de redescendre vers la côte.

Gaspard regardait Madeline à la dérobée. Elle avait complètement changé de physionomie. Son regard étincelait, ses cils papillonnaient, ses traits déterminés la faisaient ressembler à la photo que Gaspard avait vue dans l’article du NYT Magazine. Même son corps était tendu vers l’avant, comme pressé d’en découdre.

Ils arrivèrent à Tibberton après cinq heures de route. Visiblement, le comté avait voté des économies sur l’éclairage public et les décorations de Noël : les rues étaient plongées dans le noir, les bâtiments officiels n’étaient pas mis en valeur et même le port semblait éteint. L’endroit leur apparut encore plus austère que ce qu’ils avaient lu sur les guides touristiques en ligne. Tibberton était une bourgade de quelques milliers d’habitants, un ancien haut lieu de la pêche en mer qui au fil des décennies avait lentement périclité, pâtissant de la renommée de Gloucester, son célèbre voisin qui s’était imposé comme La Mecque du thon rouge. Depuis, la ville éprouvait des difficultés à trouver sa place entre la pêche et le tourisme.

Ils suivirent les indications du GPS et quittèrent la zone côtière pour rejoindre les lacets de bitume qui serpentaient dans les terres. Puis ils s’enfoncèrent dans un chemin étroit entouré de broussailles. Au bout d’un kilomètre, un panneau « FOR SALE » apparut dans la lumière des phares. « Please contact Harbor South Real Estate » proposait l’affiche qui se terminait par un numéro de téléphone de la région.

Madeline et Gaspard sortirent de la voiture d’un même élan, laissant les feux allumés. Ils n’avaient pas d’armes, mais s’équipèrent dans le coffre de torches, de la barre de décoffrage et du pied-de-biche que Gaspard avait achetés à Manhattan.

Il faisait toujours aussi froid. Le vent puissant, en provenance de l’Atlantique, leur arrivait en pleine face. Mais à Tibberton, même l’air iodé avait des relents de merde.

Ils s’approchèrent de la bâtisse en avançant côte à côte. La maison familiale des Sotomayor était une petite demeure coloniale rustique à un seul étage, dominée par une cheminée centrale. Si elle avait dû être jolie, très longtemps auparavant, elle était désormais sinistre. Un cottage sombre, cerné par les ronces et les herbes hautes, avec une porte encadrée de deux colonnes qui tombaient en ruine. Ils se frayèrent difficilement un passage à travers les plantes épineuses. Dans la nuit noire, la façade en lambris de pin donnait l’impression d’avoir été repeinte avec du goudron.

Ils n’eurent pas à utiliser leur pied de-biche. La porte d’entrée était entrebâillée. Elle avait été fracturée, de longue date à en juger par l’humidité qui avait déformé le bois. Ils braquèrent le faisceau de leurs torches et progressèrent dans la maison. Le cottage était à moitié vide, macérant dans son jus depuis des années. Sans doute visité à de multiples reprises par les clodos du coin. La cuisine semi-ouverte avait été désossée. Son comptoir en bois avait disparu, les portes des placards étaient arrachées. Dans le salon ne restaient plus qu’un canapé éventré et une table au plateau fracassé. Sur le sol, des dizaines de cadavres de bouteilles de bière, des préservatifs, des seringues. On y trouvait même des pierres placées en cercle et des cendres froides indiquant qu’on avait allumé un feu au milieu du salon. Des squatteurs étaient venus ici pour baiser, boire et se défoncer à la lueur des flammes. Mais rien n’indiquait qu’on y avait détenu des prisonniers.

Dans les autres pièces du rez-de-chaussée, il ne restait que de la poussière, l’humidité et le plancher déformé qui prenait l’eau de toutes parts. À l’arrière de la maison, une véranda donnait sur une petite terrasse abritant deux fauteuils Adirondack moisis. Madeline laissa échapper un juron en apercevant un grand garage ou un hangar à bateau avec un toit arrière court et très pentu. Gaspard dans son sillage, elle traversa le jardin et se rua dans l’entrepôt. Lui aussi était vide.

Ils revinrent vers la maison. Sous l’escalier, une porte à demi dissimulée permettait d’accéder à un autre escalier qui descendait non pas vers une cave, mais plutôt vers un grand sous-sol où ne trônait qu’une table de ping-pong recouverte de toiles d’araignée. Au fond de la pièce, une nouvelle porte qui céda après deux coups d’épaule : le vide sanitaire de la baraque. Ça faisait visiblement des années que personne ne s’était aventuré ici.