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Par acquit de conscience, ils montèrent ensuite à l’étage où se trouvaient autrefois les chambres et les salles de bains. Là encore, il ne restait plus grand-chose. À l’exception de la chambre qu’avait dû occuper Adriano jusqu’à ses huit ans.

La lumière de la torche de Gaspard balaya la pièce, où gisaient des souvenirs fantômes. Un matelas, des étagères renversées, des posters plastifiés qui pourrissaient sur le sol. Les mêmes que ceux qu’il avait autrefois punaisés lui-même dans sa chambre et qui avaient peuplé son imaginaire d’enfant : Les Dents de la mer, Rocky, La Guerre des étoiles… Seule différence entre leurs panthéons : le boxeur argentin Carlos Monzón remplaçait le Michel Platini de l’AS Nancy-Lorraine.

Gaspard braqua sa lampe sur le côté intérieur de la porte et distingua d’anciennes marques au crayon dessinant la traditionnelle toise qui compte tant lorsque l’on est gamin. Un frisson l’électrisa. Quelque chose ne cadrait pas. Pourquoi, alors qu’on lui avait retiré la garde de son fils, Ernesto avait-il conservé et laissé en l’état la chambre du gamin ?

Gaspard s’accroupit. Des cadres photo gisant sur le sol y prenaient la poussière depuis une éternité. Il frotta les vitres pour enlever la crasse. Des tirages aux couleurs fanées des années 1980 que les gosses d’aujourd’hui cherchaient à reproduire à travers les filtres d’Instagram. Des clichés d’une famille américaine : le visage sec et fier d’Ernesto, les courbes latines de la belle Bianca, la Monica Bellucci de Tibberton. Le visage d’Adriano devant les cinq bougies de son gâteau d’anniversaire. Sourire pour faire plaisir au photographe, mais déjà ce regard un peu ailleurs qu’avait évoqué l’institutrice. Gaspard gratta la paroi de verre d’un autre cadre. Un quatrième instantané qui le laissa pantois : Ernesto et son fils à l’âge adulte. Sans doute une photo prise lors de la cérémonie marquant l’intégration d’Adriano au NYPD. Le père y entourait fièrement le cou de son fils, sa main redescendant sur son épaule.

Adriano avait donc revu son père dès l’âge de dix-huit ou de vingt ans, bien avant qu’il ne tombe malade. C’était incompréhensible. Ou plutôt, ça obéissait à une logique pervertie. Celle qui consistait à dire que, dès qu’il n’avait plus été capable de lui foutre une raclée, Ernesto avait cessé d’être une menace pour son fils et que celui-ci l’avait de nouveau accepté auprès de lui. Encore une fois, Gaspard et Madeline s’étonnèrent qu’Adriano ait uniquement catalysé sa haine sur sa mère. C’était injuste, choquant, vide de sens. Mais à partir d’un certain degré d’horreur et de barbarie, le sens et la rationalité n’étaient sans doute plus des outils performants pour décrypter les comportements humains.

Bianca

Je m’appelle Bianca Sotomayor.

J’ai soixante-dix ans et, depuis cinq ans, je suis pensionnaire de l’enfer.

Croyez-en mon expérience : la véritable caractéristique de l’enfer, ce n’est pas les souffrances qu’on vous y fait subir. La souffrance est banale, inhérente à l’existence. Depuis sa naissance, l’être humain souffre partout, tout le temps, pour tout et pour rien. La véritable caractéristique de l’enfer, outre l’intensité de vos souffrances, c’est surtout que vous ne pouvez pas y mettre fin. Parce que vous n’avez même plus le pouvoir de vous ôter la vie.

Je ne vais pas vous retenir longtemps, je ne vais pas chercher à vous convaincre. D’abord parce que votre avis ne m’importe guère. Et puis parce que vous ne pouvez rien ni pour moi ni contre moi. Vous préférerez de toute façon écouter les souvenirs partiels et partiaux de ceux qui vous jureront le cœur sur la main qu’Adriano était un petit garçon calme et aimant et que nous, ses parents, étions des monstres.

Voici donc, pour moi, la seule vérité qui tienne : j’ai sincèrement essayé d’aimer mon fils, mais cela n’a jamais été une évidence. Même dans les premières années. La personnalité d’un enfant se discerne très vite. À quatre ou cinq ans, Adriano me faisait déjà peur. Ce n’est pas tant qu’il était turbulent, ingérable, colérique — il était tout cela —, c’était surtout qu’il était insaisissable et sournois. Personne n’avait de pouvoir sur lui. Ni moi, par mon amour, ni son père, par sa violence. Adriano ne voulait pas seulement de votre affection, il voulait vous soumettre sans rien vous donner. Il voulait vous asservir et rien ne pouvait le faire renoncer : ni mes sermons ni les coups de ceinture que nous donnait son père, à lui pour le mater, à moi pour me punir d’être la mère de ce rejeton raté. Même dans la souffrance, ses yeux me glaçaient : j’y voyais la cruauté et la rage d’un démon. Bien sûr, vous allez penser que tout cela n’existait que dans ma tête. Peut-être, mais cela m’était insupportable. Alors, dès que j’ai pu, je suis partie.

J’ai tourné la page. Vraiment. On n’a qu’une vie et je ne voulais pas passer la mienne en courbant constamment l’échine. Quel est le sens d’une existence réduite à un chapelet de tâches qui vous débectent ? Déambuler tous les jours dans une ville merdeuse qui empeste le poisson, avoir une vie conjugale qui se résume à prendre des roustes et à tailler des pipes pour assurer le repos du guerrier, être l’esclave d’un fils taré…

Je n’ai pas continué ma vie ailleurs, j’en ai véritablement recommencé une autre : un autre mari, un autre enfant — à qui je n’ai rien dit de son frère —, un autre pays, d’autres amis, un autre milieu professionnel. De ma première vie, j’ai tout brûlé, tout refoulé, sans aucun regret.

Je pourrais vous dire des choses qu’on lit dans les livres à propos de l’instinct maternel et des remords que j’aurais éprouvés. Je pourrais vous dire que mon cœur se serrait à chaque anniversaire de la naissance d’Adriano, mais ça ne serait pas la vérité.

Je n’ai jamais cherché à savoir ce qu’il était devenu. Je n’ai jamais tapé son nom sur Google et j’ai méthodiquement coupé tous les ponts avec ceux qui auraient pu me donner de ses nouvelles. J’étais sortie de sa vie et il était sorti de la mienne. Jusqu’à ce samedi de janvier où quelqu’un a sonné à ma porte. C’était la fin d’une belle journée. Le soleil déployait ses derniers rayons. À contre-jour, derrière la moustiquaire, j’ai distingué l’uniforme bleu marine d’un policier.

— Bonjour maman, m’a-t-il lancé dès que j’ai ouvert la porte.

Je ne l’avais pas vu depuis plus de trente ans, mais il n’avait pas changé. La même flamme malsaine brillait toujours au fond de ses yeux. Mais après toutes ces années, la flammèche était devenue brasier.

À cet instant-là, j’ai pensé qu’il était revenu pour me tuer.

J’étais loin d’imaginer que ce qui m’attendait était bien pire.

21

Le kilomètre zéro

Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l’enfer.

Antonin ARTAUD[32]
1.

Désemparée, Madeline luttait pour ne pas s’affaisser. Gaspard avait le regard dans le vide du boxeur sonné. Ils avaient quitté la masure après l’avoir fouillée de fond en comble une nouvelle fois. En vain. Déboussolés et fatigués, ils étaient revenus vers Tibberton et s’étaient garés sur le port. À cause du froid mordant qui les tétanisait, ils avaient vite abandonné leurs velléités de se dégourdir les jambes sur la jetée et avaient trouvé refuge dans le seul restaurant encore ouvert à 23 heures un soir de réveillon de Noël. The Old Fisherman était un pub local qui servait à une dizaine de convives, manifestement des habitués, des fish and chips et de la soupe aux palourdes accompagnée de pintes d’une lourde bière brune.

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32

Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, Gallimard, 1990.