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— Qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? s’interrogea Gaspard.

Madeline l’ignora. Assise devant une clam chowder qu’elle n’avait pas touchée, elle s’était replongée dans l’analyse des mouvements financiers de Sotomayor. Pendant un bon quart d’heure, elle resta prostrée, à s’user les yeux sur des lignes de chiffres, avant d’admettre qu’elle ne trouverait rien qu’elle ne savait déjà. Ce n’est pas que son cerveau refusait de mouliner, c’est tout simplement qu’il n’y avait plus de grain à moudre. Plus de piste à suivre, plus de sillon à creuser.

L’espoir n’avait même pas duré une heure, mais il avait existé. À présent, en refaisant le film de ses erreurs, Madeline se reprochait de n’avoir pas suffisamment cru à cette histoire.

— Si j’avais été là lorsque Sean est venu me voir à New York, les choses auraient été différentes. Nous aurions gagné un an. Un an, vous vous rendez compte !

Derrière son plateau d’huîtres, Gaspard se sentit soudain coupable et chercha à la réconforter :

— Ça n’aurait rien changé.

— Bien sûr que si !

Elle avait vraiment l’air anéantie. Gaspard laissa passer un silence, puis se décida, et avoua :

— Non, Madeline, ça n’aurait rien changé, parce que Sean Lorenz n’est jamais venu vous voir à New York.

La jeune femme le regarda sans comprendre.

— Lorenz ignorait tout de votre existence, précisa-t-il.

Madeline fronça les sourcils. Elle était perdue.

— Vous m’avez montré cet article sur moi qu’il avait dans ses tiroirs.

Gaspard croisa les bras et affirma calmement :

— C’est moi qui ai téléchargé cet article sur Internet avant-hier. Et c’est moi qui l’ai annoté.

Une pause. Madeline convoqua ses souvenirs et balbutia :

— Vous… vous m’avez dit que mon numéro revenait plusieurs fois sur ses relevés téléphoniques.

— Là encore, c’est moi qui ai trafiqué grossièrement ces documents avec Karen. D’ailleurs, je me suis donné du mal pour rien, car vous n’avez jamais cherché à les vérifier.

Abasourdie, Madeline refusait d’accepter ce qu’elle prenait pour une énième provocation de Coutances.

— Lorenz est mort sur la 103Rue, à quelques pâtés de maisons de mon ancien bureau. C’est un fait acquis. Tous les médias du monde entier l’ont évoqué. Il était là parce qu’il voulait me rencontrer.

— Lorenz était là, c’est vrai, mais uniquement parce que le laboratoire Pelletier & Stockhausen se trouve à deux pas. Ce n’est pas vous qu’il venait voir, c’était Stockhausen.

Enfin convaincue, mais abasourdie par un tel culot, Madeline se leva de sa banquette.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

— J’ai inventé cette histoire pour attirer votre attention. Parce que je voulais vous impliquer dans cette enquête.

— Mais… pourquoi ?

Gaspard haussa le ton et se leva à son tour de sa chaise :

— Parce que je voulais qu’on essaie de comprendre ce qui était vraiment arrivé à cet enfant, mais ça n’avait pas l’air de vous intéresser.

Autour d’eux les conversations s’étaient tues et un silence épais régnait dans la salle surchauffée.

— Je vous ai expliqué pourquoi.

Il pointa devant son visage un index menaçant et explosa :

— Ça ne me suffisait pas ! Et j’avais raison ! Vous avez toujours considéré que Julian était mort. Jamais vous n’avez accepté d’envisager la possibilité que nous puissions le sauver !

Soudain Madeline prit pleinement la mesure de la manipulation de Coutances et sentit le voile rouge de la colère tomber devant ses yeux.

— Vous êtes complètement malade… Vous êtes taré ! Vous êtes un déglingué du cerveau, vous…

Les oreilles bourdonnant de rage, elle se rua sur lui pour l’attraper à la gorge. Gaspard la repoussa, mais Madeline revint à la charge, lui assenant un coup de coude dans les côtes suivi de deux coups de poing. Puis d’un direct dans le nez qu’elle enchaîna avec un uppercut dans le foie.

Gaspard encaissa les coups sans pouvoir se défendre. Plié en deux, il crut que l’orage était passé, mais un violent coup de genou l’expédia à terre.

Madeline sortit du pub comme une tornade. Un brouhaha agitait maintenant le restaurant. Mal en point, Gaspard se releva péniblement. Ses lèvres étaient tuméfiées, son œil droit l’élançait. L’attelle qui maintenait son doigt s’était déplacée. Son nez pissait le sang.

Il sortit du restaurant en boitant et essaya de rattraper Madeline sur le port. Mais lorsqu’il arriva au bout de la jetée, elle avait déjà démarré le pick-up. Le véhicule fonça droit sur lui. Il crut d’abord qu’elle cherchait seulement à lui faire peur, mais elle ne dévia pas de sa trajectoire. En catastrophe, il se jeta sur le côté et évita de peu d’être écrasé.

Dans un crissement de pneus, la voiture s’arrêta cinquante mètres plus loin. La portière s’ouvrit et il vit Madeline qui balançait toutes ses affaires sur la promenade en bois : son sac, son cahier à spirale et même le doudou de Julian.

— Allez crever ! hurla-t-elle.

Elle claqua la porte et accéléra brutalement. Les roues patinèrent sur le bois mouillé, puis le pick-up se stabilisa et quitta le port comme une diligence au galop.

2.

— Qu’est-ce qu’elle vous a foutu dans la gueule, la nénette !

Le nez en sang, Gaspard s’était assis sur un banc au pied du monument aux morts du port : un immense chalutier en bronze édifié pour rendre hommage aux pêcheurs du coin que, depuis près de trois siècles, la mer avait arrachés à la vie.

— Elle vous a bien défoncé le portrait, poursuivit le marin hilare et à moitié édenté en lui tendant une poignée de mouchoirs en papier.

Gaspard hocha la tête pour le remercier. C’était un pochard qu’il avait repéré un peu plus tôt au bar du restaurant. Un vieux barbu bourré de tics qui portait une casquette de capitaine et suçait un bâton de réglisse comme un bébé sa tétine.

— Elle vous a éclaté la face, insista l’ivrogne en poussant les affaires que Gaspard avait ramassées sur la route pour s’asseoir sur le banc à côté de lui.

— Bon ça va, n’en rajoutez pas !

— Nous, ça nous a fait un bon spectacle ! C’est rare une gonzesse qui tabasse un mec. Généralement, ça marche dans l’autre sens.

— Lâchez-moi la grappe avec ça !

— Je m’appelle Big Sam, se présenta l’autre, indifférent à sa mauvaise humeur.

Gaspard sortit son téléphone.

— Bon, Big Sam ou qui que vous soyez, vous savez où je pourrais appeler un taxi ?

L’autre se marra.

— À c’t’heure-là, tu trouveras pas de taxi dans le coin, cow-boy. Et puis avant de te tirer, faudrait p’têt penser à régler ton addition !

Gaspard dut admettre qu’il disait vrai. Dans la confusion, Madeline et lui avaient quitté le restaurant sans payer leur dîner.