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— D’accord, admit-il en relevant le col de sa veste.

— Je viens avec toi, déclara le pochard. Si tu veux payer un coup à boire au vieux Big Sam, c’est pas de refus, crois-moi.

3.

Madeline pleurait.

Et le petit garçon la regardait.

Elle versait tellement de larmes qu’elle ne voyait plus grand-chose de la route à travers le pare-brise. Elle avait quitté Gaspard depuis dix minutes lorsque, en plein milieu d’un virage, le pick-up se déporta, se retrouvant face à une voiture qui arrivait en sens inverse. Les phares l’éblouirent comme si on braquait un projecteur à quelques centimètres de son visage. Elle tourna le volant de toutes ses forces, entendit un coup de klaxon rageur et désespéré. Les deux rétroviseurs s’entrechoquèrent, et son pick-up mordit sur le bas-côté, dérapa, et enfin s’immobilisa, évitant de peu de tomber dans le fossé.

Putain.

L’autre voiture venait de disparaître dans la nuit sans demander son reste. De toutes ses forces, Madeline balança un grand coup de poing sur son volant et fondit en larmes. De nouveau son abdomen lui faisait mal. Elle avait passé la journée à nier la douleur, et la douleur prenait sa revanche. Son corps était secoué de frissons. Les mains sur son ventre, elle se recroquevilla sur son siège et resta plusieurs minutes, prostrée, enveloppée dans la nuit d’encre.

Le petit garçon la regardait toujours.

Et elle le regarda à son tour.

C’était la photo d’Adriano Sotomayor que Gaspard avait trouvée dans la maison. La fête pour son cinquième anniversaire quelque temps avant que sa mère fasse défection. C’est un soir d’été. Derrière les bougies, un petit garçon sourit à l’objectif. Il porte un débardeur jaune, un short à rayures, des sandales légères.

Madeline essuya ses larmes avec sa manche et alluma le plafonnier.

Cette photo la troublait. C’était difficile de la regarder en se disant que le monstre était déjà là, en germe, dans le cerveau et le corps de ce petit bonhomme. Elle connaissait la théorie de certains psys selon laquelle tout était déjà joué à trois ans. Une affirmation qui l’avait toujours révoltée.

Et si elle était vraie ? Peut-être que tout était déjà là, dans ce regard, les possibilités comme les limites. Elle balaya cette idée. On ne porte pas déjà en soi un démon à cinq ans. Elle avait voulu traquer un monstre, mais le monstre était mort depuis longtemps et il n’y avait plus personne à chasser. Ne restait que le fantôme d’un enfant.

Un enfant. Un petit garçon. Comme celui de Jonathan Lempereur qui jouait avec son avion dans la galerie marchande. Comme celui qu’elle voulait porter dans son ventre. Comme Julian Lorenz. Un enfant.

Elle soupira. Il y a longtemps, elle avait suivi des formations et lu des livres pour apprendre à se mettre « dans la tête du tueur ». Même s’il y avait beaucoup de fantasmes et de bla-bla là-dedans, pénétrer l’esprit des criminels restait l’un des grands kifs de flic. Mais se mettre dans la tête d’un enfant de cinq ans…

Les yeux fixés sur le cliché, elle essaya de l’interpeller mentalement.

Tu t’appelles Adriano Sotomayor.

Tu as cinq ans et… je ne sais pas ce qu’il y a dans ta tête. Même si c’est normalement mon boulot de l’imaginer. Je ne sais pas ce que tu ressens au moment où tu souffles tes bougies. Je ne sais pas ce que tu ressens dans ta vie quotidienne. Je ne sais pas quel sens tu donnes à tout ça. Je ne sais pas vraiment comment tu tiens le coup. Je ne sais pas quels sont tes espoirs. Je ne sais pas à quoi tu penses le soir en t’endormant. Je ne sais pas ce que tu as fait cet après-midi.

Je ne sais pas non plus ce qu’il y a dans la tête de ton père. Je ne connais pas son histoire. Je ne sais pas pourquoi il a commencé à te mettre des dérouillées. Je ne sais pas comment on en arrive là : un père, son fils, des séances de punition dans une cale. Des coups de ceinture, des brûlures de cigarette, la tête dans les chiottes.

Je ne sais pas s’il frappe quelqu’un d’autre à travers toi. Lui-même, peut-être ? Son propre père ? Le mec de la banque qui refuse de diminuer le montant de ses traites ? La société ? Sa femme ? Je ne sais pas pourquoi le diable a pris l’ascendant sur lui comme il le prendra plus tard sur toi.

Madeline approcha encore la photo de son visage.

Et le petit garçon la regardait.

Les yeux dans les yeux.

On n’est pas un démon à cinq ou six ans, mais on peut avoir déjà tout perdu. Sa confiance, son estime, ses rêves.

— Où pars-tu, petit Adriano ? chuchota-t-elle. Où pars-tu lorsque ton regard s’éclipse ? Où pars-tu lorsque ton regard s’en va ailleurs ?

Où est cet ailleurs ?

De nouveau les larmes coulaient. Elle sentit qu’elle était sur le point de toucher la vérité du doigt. Mais déjà la vérité se dérobait. La vérité, c’était parfois l’histoire d’une demi-seconde, surtout quand vous allez la chercher si loin. Une inspiration. Le silence qui précède un déclic.

Depuis le début, elle avait toujours refusé de croire que cette histoire pourrait se terminer par une nouvelle lecture du passé. Aussi, elle ne s’attendait à rien de magique. Un rayon de lune n’allait pas se mettre à briller sur le tableau de bord. Adriano n’allait pas s’animer et lui chuchoter son secret à l’oreille.

Mais il restait la question que Gaspard lui avait posée. Que peut-on faire de plus ? C’était l’ultime question de toute enquête, et elle ne voulait pas rater la réponse de cet enfoiré de Coutances.

Elle mit le contact, actionna son clignotant et manœuvra pour rejoindre la route sans tomber dans le fossé. Au lieu de revenir vers New York, elle fit demi-tour en direction de Tibberton. Elle n’en avait pas encore fini avec Gaspard Coutances.

4.

Avec Big Sam collé à ses basques, Gaspard remonta la jetée jusqu’à l’Old Fisherman.

Là, il dut subir les quolibets des clients du pub, mais les poivrots n’étaient pas méchants. Une fois qu’ils eurent bien rigolé, ils lui payèrent même un verre. Son premier réflexe fut de refuser pour rester sobre, puis il baissa la garde. À quoi bon être vertueux à présent que l’enquête était terminée ?

Il prit le temps de déguster le premier verre de whisky puis paya sa propre tournée dans la foulée. Après deux autres verres avalés cul sec, il posa deux billets de cinquante dollars sur le comptoir et demanda qu’on lui laisse la bouteille.

Je m’appelle Gaspard Coutances et je suis alcoolique.

L’alcool faisait son effet. Et Gaspard se sentait mieux. C’était le meilleur moment : après deux ou trois verres, lorsque vous étiez déjà désinhibé, délesté de la laideur du monde, mais que vous n’étiez pas encore complètement torché. C’est d’ailleurs dans cet état qu’il avait écrit ses meilleures répliques. Les idées presque claires. Au bout d’un moment néanmoins, la compagnie des soûlards commença à l’indisposer. Trop d’éclats de voix, trop de machisme, d’homophobie, trop de conneries débitées à la minute. Et puis il avait toujours préféré se soûler en solo. Se biturer était un acte intime et tragique : quelque part entre la branlette et le shoot d’héro. Il attrapa la bouteille de rye et trouva refuge dans une pièce annexe. Une sorte de fumoir un peu glauque aux murs tendus de velours rouge et décorés de harpons, de gravures salaces et de photos en noir et blanc des pêcheurs du coin posant avec leurs plus belles prises devant leurs bateaux. L’ensemble donnait à la salle une drôle d’atmosphère : Le Vieil Homme et la mer revisité par Toulouse-Lautrec.