Il s’assit à une table, posa ses affaires sur la chaise devant lui. Il se servit un quatrième verre et se mit à feuilleter le gros cahier dans lequel il avait consigné toute l’enquête. Ce récit, c’était la chronique de son échec. Il portait peut-être sa veste et son parfum, mais il n’était pas Sean Lorenz. Il n’avait pas été à la hauteur pour reprendre le flambeau. Et Madeline avait raison : on ne s’improvise pas enquêteur. Pour une multitude de raisons, il s’était persuadé qu’il parviendrait à retrouver et à sauver Julian. Parce que, sauver cet enfant, c’était se sauver lui-même. Il s’était accroché à cette quête parce qu’il y avait vu un moyen commode de racheter à bon compte les ratés de son existence. Mais on ne rachète pas en quelques jours les erreurs de toute une vie.
Il prit une gorgée d’alcool et ferma les yeux. La vision de Julian croupissant dans une cave s’incrusta dans son esprit. Y avait-il une chance infime que le gosse soit encore en vie ? Il n’avait plus aucune certitude. D’ailleurs, même si par miracle ils l’avaient retrouvé vivant, dans quel état aurait été le gamin après deux ans de captivité ? Et quel aurait été son avenir ? Son père était mort en essayant de le sauver, sa mère s’était tiré une balle dans la tête dans un wagon désaffecté. Il existait de meilleurs départs dans la vie…
Tournant les pages de son cahier, Gaspard s’arrêta sur l’une des photos des Artificiers qu’il avait découpées dans la monographie écrite par Benedick. C’était son cliché préféré. D’abord parce qu’il portait en lui l’authenticité d’une époque : la New York rugueuse et underground de la fin des années 1980. Ensuite, parce que c’était la seule photo où les trois lascars avaient presque l’air heureux. Ils avaient vingt ans et des poussières, et ils adressaient à l’objectif un ultime pied de nez avant que leurs trois destins se brisent ou décollent. Beatriz Muñoz, d’abord, connue sous le pseudonyme de LadyBird, la « femme-oiseau » que ses cent vingt kilos et sa carrure d’haltérophile clouaient à la réalité et empêchaient de s’envoler. Sur la photo, elle dissimulait sa carcasse sous une cape militaire et souriait au garçon qui se trouvait à sa droite : Lorz74, qui n’était pas encore le génial Sean Lorenz. Celui qui peindrait des toiles qui rendraient les gens fous. Se doutait-il déjà du destin qui l’attendait ? Sans doute pas. Sur la photo, il pensait seulement à déconner avec son pote qu’il faisait mine d’asperger de peinture : NightShift, alias Adriano Sotomayor.
Gaspard regarda Adriano plus attentivement. À la lumière de ce qu’il savait à présent, il révisa son premier jugement. Trois jours auparavant, la première fois qu’il avait vu cette image, il avait pensé que le Latino jouait au cacou avec sa chemise ouverte et son air bravache, mais ce qu’il avait pris pour un sentiment de supériorité n’était en réalité qu’une sorte de détachement. Le même regard lointain qu’il avait depuis son enfance.
Gaspard resta bloqué sur le visage du futur Roi des aulnes. Il avait échoué à trouver le rosebud d’Adriano. La clé qui ouvre toutes les portes. Le petit détail biographique qui éclaire tous les paradoxes d’une vie, qui explique ce que l’on est vraiment, ce après quoi on court, ce que l’on passe sa vie à fuir. Pendant un bref instant, il eut l’impression que l’évidence était là, devant ses yeux, mais qu’il était incapable de la voir. Un souvenir d’adolescent vint le titiller, la lecture de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe et son principal enseignement : la meilleure façon de cacher quelque chose, c’est de le laisser en évidence.
Sans qu’il en ait tout à fait conscience, il avait sorti son stylo machinalement et commencé à prendre des notes comme il en avait l’habitude lorsqu’il écrivait ses pièces. Il lut ce qu’il avait griffonné : deux ou trois dates, les noms des Artificiers, leurs « blazes ». Il corrigea une de ses erreurs : peut-être parce qu’il baignait dans l’ambiance maritime de la pièce, il avait écrit NightShip[33] à la place de NightShift[34].
Il ferma le cahier, vida son verre cul sec et récupéra ses affaires. La tête lourde, il se traîna jusqu’au comptoir. Il y avait moins de monde et le brouhaha s’était un peu dissipé. Il demanda au patron où il pourrait trouver une chambre pour la nuit. L’autre lui proposa de passer quelques coups de fil. Gaspard le remercia d’un hochement du menton. À moitié écroulé sur un tabouret, Big Sam se cramponna à lui comme une sangsue.
— Tu m’offres un verre, cow-boy ?
Gaspard lui versa une rasade de son whisky.
Même s’il ne reprit pas d’alcool lui-même, le rye commençait à faire son effet. Son esprit se brouillait. Il sentait qu’il était passé très près de quelque chose, mais qu’il l’avait laissé filer.
— Vous avez connu la famille Sotomayor ?
— Bien sûr, répondit le pochetron, tout le monde les connaissait ici. T’aurais dû voir la femme du Capt’ain… Comment elle s’appelait déjà ?
— Bianca ?
— Ouais, c’est ça, une beauté comme c’est pas permis. Je lui aurais volontiers mis une cartouche à cette sal…
— C’est Ernesto qu’on appelait le Capitaine ? le coupa-t-il.
— Ouais.
— Pourquoi ?
— Ben, t’es con toi : parce qu’il était capt’ain, pardi ! C’tait même l’un des rares qu’avaient le permis pour la pêche en grands fonds.
— Qu’est-ce qu’il avait comme embarcation ? Un chalutier ?
— Pour sûr, pas une goélette !
— Comment s’appelait son bateau ?
— Ch’ais plus. Ça fait une paye. Tu me ressers une tournée ?
En guise de tournée et malgré ses mains douloureuses, Gaspard attrapa le pochard par le cou et colla son visage au sien.
— Comment s’appelait le bateau du père Sotomayor ? s’énerva-t-il.
Big Sam se dégagea.
— Faut te calmer mon gars ! C’pas des manières !
D’autorité, l’ivrogne empoigna la bouteille et la délesta de plusieurs gorgées qu’il but directement au goulot. Rasséréné, il essuya sa bouche édentée et sauta de son tabouret.
— Suis-moi.
Il entraîna Gaspard dans le fumoir et en moins d’une minute retrouva un cadre accroché au mur où Ernesto Sotomayor prenait la pose avec son équipage derrière un thon rouge qui dépassait le quintal. La photo était en noir et blanc. Elle devait dater du milieu des années 1980, mais la résolution était bonne. Gaspard s’approcha du cadre. Derrière les pêcheurs, on apercevait un gros chalutier. Il plissa les yeux pour lire le nom du bateau. Il s’appelait Night Shift.
Gaspard se mit à trembler. Il sentit ses yeux s’embuer sous le coup de l’émotion.
— Qu’est devenu le chalutier lorsque Sotomayor s’est retiré ? Il est toujours dans le port ?
— Tu rigoles, mon gars ! Tu sais le prix d’une place au port ?
— Où est-il ?
— Comme la plupart des bateaux de Tibberton qu’on envoie à la casse : l’a probablement été r’morqué jusqu’au Graveyard.
— Le Graveyard ? Qu’est-ce que c’est ?
— Le cimetière de bateaux de Staten Island.