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De chaque côté des enrouleurs de chalut, ils remarquèrent deux larges bandes de verre dépoli. Deux courtes tranchées constituées de briques d’aspect givré qui couraient sur le sol. Gaspard pensa tout de suite au principe du saut-de-loup ou de la cour anglaise : permettre à la lumière naturelle d’éclairer un sous-sol. Plus loin, Madeline découvrit deux bandes grillagées fixées selon le même principe. Des grilles d’aération.

Elle courut jusqu’au poste d’équipage et revint avec une pioche. Elle crut d’abord qu’elle allait facilement réussir à faire voler en éclats le plafond de verre, mais la plaque était d’une épaisseur peu commune. Elle y mit toute sa force et s’y reprit à plusieurs fois. Il lui fallut un bon quart d’heure pour parvenir à percer la dalle vitrifiée, puis elle termina le travail à la barre à mine pour dessouder tous les carreaux. Immédiatement, la neige s’engouffra dans l’espace.

Craquant un des tubes fluo qu’elle portait à la ceinture, elle le balança dans le trou qu’elle avait ouvert. Trois mètres de vide s’ouvraient sous ses pieds.

— Il y a une échelle de corde dans la passerelle. Je vais la chercher ! cria-t-elle en faisant demi-tour.

Gaspard resta seul devant le gouffre. Halluciné, fou, hagard. Les effluves épouvantables qui s’en échappaient — poisson, merde, urine… — le firent sortir de son égarement. Quelqu’un avait été séquestré ici, c’était certain.

Il se persuada qu’il entendait une voix mêlée au bruit du vent. Une voix qui l’appelait. Alors, il n’eut pas la patience d’attendre le retour de Madeline.

Il enleva sa veste et sauta dans la cale.

3.

Gaspard se réceptionna lourdement en roulant sur lui-même dans la poussière. Alors qu’il se relevait, la puanteur abominable lui souleva le cœur. Cette odeur, il la connaissait : c’était celle de la mort. Il ramassa le bâton lumineux et avança dans la pénombre.

— Il y a quelqu’un ?

La seule réponse fut celle du blizzard qui faisait tanguer le navire.

Toutes les lucarnes et tous les hublots avaient été condamnés. Même si chaque goulée d’air vicié était un supplice, cette partie basse du bateau était moins humide que le reste de l’épave. L’atmosphère y était plus rêche, et plus on progressait vers l’arrière de la coque, plus on s’enfonçait dans le silence. La tempête paraissait d’un seul coup très lointaine, comme si on était projeté dans un univers parallèle.

À mesure que les yeux de Gaspard s’acclimataient à l’obscurité, il s’aperçut qu’il ne se trouvait pas dans la cale, mais à l’intérieur d’une sorte de salle de travail dans laquelle les pêcheurs devaient trier et éviscérer le poisson.

Il passa devant un tapis roulant, un gros bac en inox, une rangée de crochets de manutention et de goulottes en métal. C’est derrière un empilement de caillebotis qu’il trouva ce qu’il savait inéluctable depuis qu’il avait senti l’odeur de mort : le cadavre de Bianca Sotomayor. Le corps de la vieille femme était allongé au sol, couché en chien de fusil au milieu des parpaings.

Gaspard approcha sa lampe du cadavre. Les restes de Bianca ne ressemblaient plus à rien. Sa peau boursouflée, recouverte de cloques et luisante comme une éponge, était en train de se décoller. Ses ongles se détachaient, son corps, enfin, tantôt jaunâtre et tantôt noir, cristallisait un des derniers stades de l’horreur. Gaspard tenta de ne pas perdre pied devant cette vision insoutenable. Si, malgré le froid, l’odeur de putréfaction était si forte, cela signifiait que Bianca n’était pas morte depuis très longtemps. Il n’était pas médecin, mais il aurait parié sur trois semaines. Sans doute moins d’un mois en tout cas.

Gaspard s’enfonça plus en avant dans le corridor sombre, se laissant envelopper par la puissance de l’obscurité. À présent, la peur et le froid glissaient sur lui. Il était aux aguets, tendu, pleinement dans l’action. Il était prêt à tout. Ce moment était celui qu’il attendait depuis vingt ans. Le dénouement de quelque chose qui avait commencé bien avant qu’il entende parler de Sean Lorenz. L’issue d’un combat entre la part d’ombre et la part de lumière qui avaient toujours coexisté en lui.

Ces dernières journées avaient été inattendues, pleines de surprises. Lorsqu’il avait débarqué à Paris, il y a cinq jours, il ne se doutait pas un instant qu’au lieu d’écrire une pièce de théâtre, il allait endosser l’équipement de spéléologue de sa propre vie pour y combattre ses démons et se découvrir des traits de caractère qu’il pensait éteints à jamais.

Il avait canalisé tout ce qui lui restait de force, d’intelligence et de conviction. Plusieurs fois, il avait été tout près de sombrer, mais il était encore debout. Peut-être plus pour très longtemps, mais au moins était-il arrivé jusque-là. Au bord de l’abîme. Dans l’antre du monstre. Prêt pour l’ultime affrontement, car les monstres ne meurent jamais vraiment.

— Il y a quelqu’un ?

Il avançait toujours dans le noir. Le tube fluo devait être défectueux, car il n’éclairait presque plus. Tout à coup, la dénivelée s’accentua et le passage se resserra. Il n’y voyait plus grand-chose. Il devina plus qu’il ne les distinguait des piles de boîtes de conserve, deux paillasses, un tas de couvertures. Et encore des cartons, des cagettes recouvertes de toiles d’araignée.

Puis vint un moment où il ne put plus progresser. Il venait de se heurter à un mur de caillebotis empilés devant un nouvel entrelacs de tuyaux et de conduites en fonte.

C’est à ce moment que le bâton lumineux rendit l’âme. Gaspard revint quelques pas en arrière puis s’arrêta. À tâtons, il se dirigea vers le bruit léger d’une soufflerie qui provenait d’un gros tuyau d’évacuation. Il s’accroupit, se dit qu’il était peut-être trop gros pour pénétrer dans le boyau, mais y pénétra quand même.

Il se mit à ramper dans le noir. Depuis qu’il avait sauté dans la cale, il savait qu’il ne reviendrait pas en arrière sans lui. Il savait que la suite de sa vie se jouait donc précisément ici. Pour arriver jusque-là, il avait arrimé son existence à celle de Julian Lorenz. Un pacte implicite. Un pari fou de vieux joueur de poker qui pour sa dernière partie décide de mettre sur la table tous ses jetons et de jouer sa vie à mille contre un. Le pari qu’il existe une lumière qui vaincra vos ténèbres.

Dans le noir, Gaspard progressait, le ventre collé au sol. Un poids lui écrasait la poitrine. Ses oreilles bourdonnaient. Lentement, il avait l’impression de quitter le bateau. Il ne percevait plus le bercement du roulis, il n’entendait plus le chalutier grincer ni craquer de toutes parts. Il ne sentait plus les effluves d’essence, de peinture et de bois mouillé. Il n’y avait que l’obscurité qui le happait, noire comme du charbon. Et dans l’air, une odeur de terre calcinée. Et au bout du tunnel, l’escarbille qui se met parfois à briller lorsqu’on remue les cendres.

C’est alors qu’il le vit.

4.

Coutances courait sous la neige.

L’air glacé brûlait ses poumons et piquait ses yeux. Battus par le vent, les flocons lui cinglaient le visage. Comme il ne portait plus qu’une chemise, le froid le dévorait, le perforait, mais, à présent, il était immunisé contre la douleur.

Il avait entortillé Julian dans sa veste et le tenait serré contre lui.

Madeline était partie devant pour faire tourner le moteur de la voiture.

D’énormes mouettes grises tournoyaient toujours au-dessus de leurs têtes. Avec leur gueule de charognard, elles lançaient des cris fous et effrayants.