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Coutances courait.

La tête baissée, presque collée au visage blanc de l’enfant, il essayait de lui transmettre tout ce qu’il pouvait. Sa chaleur, son souffle, sa vie.

Ses gestes n’étaient pas empruntés. Il savait exactement quoi faire. Il savait qu’il n’allait pas glisser sur le sol verglacé du ponton. Il savait que l’enfant n’allait pas lui claquer entre les doigts. Il l’avait examiné en sortant de la cale. Julian était choqué, incapable d’ouvrir les yeux après avoir vécu si longtemps dans la pénombre, mais Bianca avait dû s’occuper de lui jusqu’à son dernier souffle, car il était loin d’être mourant.

— Ça va aller, Julian, lui assura-t-il.

Les yeux clos, le petit tremblait et claquait des dents.

De sa main libre, Gaspard attrapa le chien en peluche qui dépassait de la poche de sa veste et le posa au creux du cou de l’enfant.

— Ça va aller, mon grand. Regarde, je t’ai ramené ton pote. Il va te réchauffer.

Coutances courait.

Ses mains blessées avaient recommencé à saigner. La douleur était telle qu’il ne pouvait plus les bouger. Mais il les bougeait quand même.

Coutances courait.

Les pneus crissèrent dans la neige. À travers la tempête de flocons, il distingua la voiture que Madeline avait rapprochée le plus possible de la berge. Il arrivait au bout du ponton lorsque Julian lui murmura quelque chose. Il crut avoir mal entendu et lui fit répéter.

— C’est toi, papa ? demanda l’enfant.

Coutances comprit d’où venait la méprise : la désorientation, les vêtements, le pouvoir du parfum de Lorenz qui imprégnait encore sa veste et sa chemise, le doudou…

Il se pencha vers l’enfant et ouvrit la bouche pour dissiper le malentendu, mais à la place, il s’entendit répondre :

— Oui, c’est moi.

5.

Avec ses quatre roues motrices, le pick-up progressait sans trop de difficulté sur les routes enneigées. Le confort feutré de l’habitacle amortissait la rudesse du monde extérieur et contrastait avec le froid polaire qui régnait à l’extérieur. Le chauffage tournait à fond, le moteur ronronnait, la radio était branchée en sourdine sur 10–10 Wins, la station locale, qui tous les quarts d’heure faisait un point précis sur les conditions de circulation.

Gaspard et Madeline n’avaient pas prononcé la moindre parole depuis une demi-heure qu’ils avaient quitté le cimetière marin. Gaspard tenait toujours Julian qui semblait s’être endormi contre lui. Recroquevillé et emmitouflé dans la veste de son père, l’enfant n’offrait au regard qu’une touffe épaisse de cheveux blonds emmêlés. Les quatre doigts de sa main gauche avaient agrippé celle de Gaspard et ne la lâchaient plus.

Les yeux brûlants, Madeline venait d’entrer dans le GPS l’adresse du Bellevue Hospital de Manhattan. Ils se trouvaient sur l’Interstate 95, au niveau de Secaucus dans le New Jersey. En ce jour férié, il n’y avait pas grand monde sur les routes, même si les conditions météorologiques compliquaient considérablement la circulation.

À cent mètres de l’entrée du Lincoln Tunnel, la circulation ralentit encore pour ne plus se faire que sur une seule voie. Entre les va-et-vient des balais d’essuie-glace, Gaspard apercevait les véhicules des services de la mairie qui encadraient une épandeuse en train de saler l’autoroute. Sur la file de gauche, les voitures roulaient au pas, pare-chocs contre pare-chocs. Puis s’immobilisèrent complètement.

Et maintenant ?

Gaspard songea à la phrase d’Hemingway : « Aux plus importantes croisées des chemins de notre vie, il n’y a pas de signalisation. » En ce matin de Noël, il lui sembla au contraire qu’une balise lumineuse parfaitement lisible clignotait devant ses yeux. De nouveau, il songea au kairos : l’instant décisif, le moment où il fallait agir pour ne pas laisser filer sa chance. Le type même de moment qu’il n’avait jamais su négocier dans sa vie. C’était cocasse : il avait passé ces vingt dernières années à écrire des dialogues, alors qu’il n’avait jamais su communiquer. Conscient que c’était maintenant ou jamais, il se lança et interpella Madeline :

— Pendant cent mètres l’avenir est encore ouvert, après il sera trop tard.

Madeline coupa le son de la radio et l’interrogea du regard. Gaspard poursuivit :

— Si tu tournes à droite vers Manhattan, tu écris les lignes d’une première histoire. Si tu continues vers le nord, tu en inventes une autre.

Comme elle ne comprenait pas où il voulait en venir, elle demanda :

— C’est quoi la première histoire ?

Cette fois Gaspard trouva les mots. La première histoire racontait la trajectoire de trois personnes aux destins cabossés : un écrivain ivrogne, une flic suicidaire, un petit garçon orphelin.

Dans la première histoire, l’écrivain et la flic prenaient le Lincoln Tunnel pour conduire le petit garçon aux urgences du Bellevue Hospital. Du pain bénit pour les journaleux, pour les voyeurs, pour les chiens. Le drame intime d’une famille serait exposé sur la place publique et disséqué, analysé sans nuance aucune. On ferait de cette histoire des articles putaclic sur les réseaux sociaux, de la bouillie feuilletonante pour les chaînes d’infos.

Dans la première histoire, le dramaturge finit par retourner dans sa montagne pour se renfermer encore un peu plus sur lui-même. Il continue à boire, à détester l’humanité, à ne plus supporter grand-chose en ce monde. Chaque matin est plus difficile que le précédent. Alors, il boit un peu plus en espérant hâter la fin du jeu.

La flic retourne peut-être à Madrid dans cette clinique de fertilité. Ou peut-être pas. Elle a envie de devenir mère, c’est vrai, mais aussi d’avoir quelqu’un pour l’épauler dans cette nouvelle vie. Parce qu’elle se sait fragile. Parce qu’elle se coltine toujours ce même mal-être qu’elle porte en elle depuis l’adolescence. Alors, bien sûr, par périodes, elle parvient à maquiller sa vie, réussissant parfois à faire croire aux autres — et même à elle-même — qu’elle est une jeune femme optimiste, spirituelle et équilibrée, alors que son esprit n’est que chaos, confusion, poussées de fièvre et odeur du sang.

Quant au gamin, c’est la grande inconnue. Orphelin d’un « peintre fou » et d’une reine de tous les excès, élevé pendant deux ans dans la cale d’un bateau par la mère d’un tueur en série. Quelle est sa vie ? On peut parier qu’elle est jalonnée par les allers et retours habituels entre les foyers et les familles d’accueil. Les visites chez les psys. La fausse compassion, la curiosité malsaine, l’étiquette de victime qui vous colle à la peau. Un regard vacillant qui a tendance à fuir, à s’enfoncer dans les souvenirs sombres de la cale d’un bateau.

Tout à coup, une deuxième voie se dégagea. Un agent de la voirie en gilet jaune leur fit signe d’avancer et la circulation se débloqua.

Incapable de prononcer la moindre phrase, Madeline dévisageait Gaspard, l’air perdue, tentant d’interpréter ses propos. Un concert de klaxons s’éleva des véhicules qui les suivaient. Madeline engagea la marche avant et le pick-up reprit sa course vers le Lincoln Tunnel. Coutances regardait le couperet se rapprocher. Cinquante mètres. Trente mètres. Dix mètres. Il avait joué sa dernière carte. À présent, la balle n’était plus dans son camp.

Madeline s’engagea sur la rampe qui menait à Manhattan. S’il existait une autre histoire, elle était de toute façon trop folle, trop risquée. Pas le genre de choses que l’on organise dans l’urgence.

Voilà, c’est terminé, pensa-t-il.

— Et la seconde histoire ? demanda-t-elle néanmoins.