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— Je ne l’ai croisé que cinq minutes. Il n’a pas l’air commode.

— Vous non plus, vous n’avez pas l’air commode, rétorqua Benedick en lui tendant une carte de visite. Appelez-moi quand vous lui aurez parlé. Et si vous voulez faire un tour dans la galerie, ça me laissera le temps de lui rédiger un petit mot pour m’excuser et lui proposer de le dédommager.

Madeline glissa le rectangle de carton dans la poche de son jean et tourna les talons sans remercier son interlocuteur, doutant de l’effet que ferait le mot du galeriste à ce Coutances, manifestement une sorte d’ours agressif et buté.

C’était l’heure du déjeuner. Comme il n’y avait pas foule, Madeline prit le temps de jeter un coup d’œil aux tableaux. La galerie était spécialisée dans l’art urbain et contemporain. Dans la première salle n’étaient exposées que des toiles de très grand format, toutes intitulées Sans titre. Des surfaces monochromes, des à-plats de couleurs tristes, lardés de coups de cutter et troués de clous rouillés. La deuxième pièce, par contraste, débordait de couleurs vives et d’énergie. Les œuvres exposées étaient à la frontière entre le graffiti et la calligraphie asiatique. Madeline les observa avec intérêt, mais sans affect.

Ce genre de tableaux la laissait souvent à distance. À dire vrai, elle n’avait jamais été sensible à l’art contemporain. Comme tout le monde, elle avait lu des articles et vu des reportages sur le succès d’artistes stars — le crâne en diamants de Damien Hirst et ses animaux figés dans le formol, les homards de Jeff Koons qui avaient créé la polémique au château de Versailles, les coups d’éclat provocateurs de Banksy, le sapin en forme de sex-toy de Paul McCarthy qui avait été vandalisé place Vendôme —, mais elle n’avait pas encore trouvé la clé qui lui permettrait d’accéder à cet univers. Dubitative, elle pénétra néanmoins dans la dernière salle où étaient présentées des œuvres hétéroclites. Ça, c’est du grand n’importe quoi, jugea-t-elle en s’attardant, un peu malgré elle, devant une série de sculptures gonflables aux couleurs acidulées et en forme de phallus, puis sur des personnages de manga version porno moulés dans de la résine rose. L’exposition se poursuivait avec deux grands squelettes figés dans une position extrême du Kamasutra, des sculptures monumentales en briques de Lego et une statue de chimère en marbre blanc dans laquelle la tête et le buste de Kate Moss étaient affublés d’un corps de lion. Plus loin, au fond de la pièce, on avait exposé une collection d’armes — fusils, tromblons, arquebuses — réalisées avec des matériaux de récupération : boîtes de sardines, ampoules usagées, ustensiles de cuisine en ferraille ou en bois assemblés à l’aide de fil de fer, de chatterton et de bouts de ficelle.

— Vous aimez ?

Madeline sursauta en se retournant. Absorbée dans la contemplation des œuvres, elle n’avait pas entendu Bernard Benedick arriver.

— Je n’y connais rien, mais a priori ce n’est pas ma came.

— Et c’est quoi votre « came » au juste ? demanda le galeriste, amusé, en lui tendant une enveloppe qu’elle enfouit dans la poche de son jean.

— Matisse, Brancusi, Nicolas de Staël, Giacometti…

— Je vous accorde bien volontiers qu’on n’est pas ici au même niveau de génie, sourit-il en désignant notamment la forêt multicolore de sexes en érection. Vous allez rire, mais c’est ce que je vends le mieux en ce moment.

Madeline eut une moue dubitative.

— Vous avez des œuvres de Sean Lorenz ici ?

Jusqu’alors jovial, le visage de Benedick se ferma.

— Non, malheureusement. Lorenz était un artiste qui peignait peu. Ses œuvres sont presque introuvables aujourd’hui et valent des fortunes.

— Quand est-il mort exactement ?

— Il y a un an. Il avait à peine quarante-neuf ans.

— C’est jeune pour mourir.

Benedick acquiesça :

— Sean a toujours eu une santé fragile. Il souffrait de problèmes cardiaques depuis longtemps et avait déjà subi plusieurs pontages.

— Vous étiez son galeriste exclusif ?

L’homme grimaça tristement :

— J’ai été son premier galeriste, mais j’étais surtout son ami, même si on se fâchait souvent.

— Les toiles de Lorenz ressemblent à quoi ?

— À rien de connu justement ! s’exclama-t-il. Lorenz, c’est Lorenz !

— Mais encore ? insista Madeline.

Benedick s’anima :

— Sean était un peintre inclassable. Il n’appartenait à aucune école et n’était prisonnier d’aucune chapelle. Si vous cherchez une analogie avec le cinéma, disons qu’on peut le rapprocher de Stanley Kubrick : un artiste capable de créer des chefs-d’œuvre dans des genres très différents.

Madeline hocha la tête. Elle aurait dû partir, aller régler cette histoire avec son colocataire indésirable. Mais quelque chose la retenait ici ; elle avait vécu la découverte de la maison du peintre comme une telle rencontre qu’elle voulait en savoir davantage.

— C’est à vous qu’appartient l’atelier de Lorenz aujourd’hui ?

— Disons que j’essaie de le préserver des créanciers de Sean. Je suis son héritier et son exécuteur testamentaire.

— Ses créanciers ? Vous disiez que les œuvres de Lorenz étaient hors de prix.

— C’est le cas, mais son divorce lui avait coûté cher. Et il ne peignait plus depuis plusieurs années.

— Pourquoi ?

— À cause de sa maladie et de problèmes personnels.

— Quels problèmes ?

Benedick s’agaça :

— Vous êtes de la police ?

— Oui, justement, sourit Madeline.

— C’est-à-dire ? s’étonna-t-il.

— J’ai été flic pendant plusieurs années, expliqua la jeune femme. À la brigade criminelle de Manchester puis à New York.

— Vous enquêtiez sur quoi ?

Elle haussa les épaules.

— Les homicides, les enlèvements…

Benedick plissa les yeux, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. Il regarda sa montre puis désigna, à travers la vitre, le restaurant italien de l’autre côté de la rue dont la devanture noire et les lambrequins dorés rappelaient la voilure d’un bateau pirate.

— Vous aimez le saltimbocca ? demanda-t-il. J’ai un rendez-vous dans une heure, mais, si vous voulez en savoir plus sur Sean, je vous invite à déjeuner.

2.

Une brise tiède faisait frémir et onduler les branches d’un vieux tilleul planté au milieu de la cour intérieure. Assis sur la table de la terrasse, Gaspard Coutances savoura une gorgée de vin. Le gevrey-chambertin était délicieux : équilibré, intense, ample et souple en bouche avec des arômes fruités de cerise noire et de cassis.

Pourtant, le plaisir de la dégustation était gâché par l’incertitude qui pesait sur la location de la maison. Bon sang, ragea-t-il, il est impossible que je me laisse déloger par cette fille ! Il voulait écrire sa pièce de théâtre ici. Ce n’était même plus une question de principe, mais de nécessité. Pour une fois qu’il avait un coup de foudre, il se refusait à rendre les armes alors qu’il était dans son bon droit. Mais cette Madeline Greene avait l’air coriace. Elle avait insisté pour lui prêter son téléphone afin qu’il puisse appeler son agent. Bien qu’elle ne fût pas directement responsable de la situation, Karen s’était confondue en excuses et l’avait rappelé dix minutes plus tard, l’informant qu’elle lui avait réservé une suite au Bristol en attendant que les choses s’arrangent. Mais Gaspard avait refusé tout net et posé un ultimatum : c’était cette maison ou rien. Soit Karen trouvait une solution, soit elle pouvait dire adieu à leur collaboration. Généralement, ce type de menaces avait le pouvoir de transformer Karen en guerrière. Mais, cette fois, il craignait que ce ne soit pas suffisant.