Nouvelle gorgée de bourgogne. Chant des oiseaux. Douceur de l’air. Soleil d’hiver qui réchauffe le cœur. Gaspard ne put s’empêcher de sourire tant il y avait quelque chose de comique dans cette situation. Un homme et une femme qui, à cause d’une erreur informatique, se retrouvaient à louer la même maison pour Noël. Ça ressemblait à un début de pièce de théâtre. Pas aux trucs intellos et cyniques qu’il écrivait lui-même, mais à quelque chose de plus joyeux. Une de ces pièces des années 1960 et 1970 écrites par Barillet et Gredy qu’affectionnait son père et qui avaient fait les grandes heures du Théâtre Antoine ou des Bouffes-Parisiens.
Son père…
Ça ne manquait jamais. Chaque fois que Gaspard venait à Paris, les souvenirs de son enfance, des braises qu’il croyait éteintes, se ravivaient. Pour ne pas se brûler, Gaspard chassa cette image de son esprit avant qu’elle ne devienne trop douloureuse. Avec le temps, il avait appris qu’il valait mieux garder ce genre de souvenirs à distance. Question de survie.
Il se resservit du vin et, son verre à la main, quitta la terrasse pour déambuler dans le salon. Il fut d’abord attiré par la collection de 33 tours : des centaines de disques de jazz, soigneusement rangés et classés sur des étagères en chêne naturel. Il posa sur la platine un vinyle de Paul Bley dont il n’avait jamais entendu parler et, pendant un moment, se laissa porter par le son cristallin du piano en détaillant les cadres accrochés aux murs.
Il n’y avait ni dessins ni peintures, seulement des photos de famille en noir et blanc. Un homme, une femme, un petit garçon. L’homme, c’était Sean Lorenz. Gaspard le reconnut parce qu’il se souvenait d’avoir vu son portrait — pris par l’artiste anglaise Jane Bown — dans la nécrologie parue dans Le Monde en décembre dernier. L’original grand format de la photographie se trouvait devant lui : une haute silhouette, une stature imposante, un visage émacié en lame de couteau, un regard énigmatique qui semblait tour à tour inquiet et déterminé. La femme de Lorenz n’était présente que sur deux clichés. Ses poses ressemblaient à celles que prenaient Stephanie Seymour ou Christy Turlington sur les couvertures des magazines de mode il y a vingt-cinq ans. Une beauté des années 1990 : élancée, sensuelle, rayonnante. Mince sans être squelettique. Radieuse sans paraître inaccessible. Mais les photos les plus nombreuses étaient celles de Lorenz avec son fils. Le peintre était peut-être un homme austère, mais, quand il était avec son enfant — un blondinet à la bouille craquante et au regard pétillant —, sa morphologie se métamorphosait, comme si la joie de vivre du gamin déteignait sur le père. Derniers clichés de cette exposition familiale, deux tirages plutôt joyeux montraient Lorenz en train de peindre avec des enfants de cinq ou six ans, parmi lesquels on reconnaissait son fils, dans ce qui devait être une école ou un cours de peinture à destination des plus jeunes.
Dans la bibliothèque, au milieu des Pléiade et des éditions limitées publiées chez Taschen ou Assouline, Gaspard mit la main sur une monographie consacrée à l’œuvre de Lorenz. Une somme de près de cinq cents pages, luxueusement reliée et dont le poids dépassait à coup sûr les trois kilos. Gaspard posa son verre sur la table basse et s’installa dans le canapé pour parcourir le livre. L’honnêteté l’obligeait à reconnaître qu’il ne connaissait pas les œuvres de Lorenz. En peinture, ses goûts le portaient davantage vers l’école flamande et l’âge d’or néerlandais : Van Eyck, Bosch, Rubens, Vermeer, Rembrandt… Il feuilleta la préface, signée par un certain Bernard Benedick, qui promettait une analyse approfondie du travail de Lorenz et l’accès à des archives inédites. Dès les premiers mots, Gaspard apprécia le ton libre et direct que prenait Benedick pour planter les grandes lignes de la biographie du peintre.
Sean Lorenz était né à New York au milieu des années 1960. C’était le fils d’une gouvernante, Elena Lorenz, et d’un médecin de l’Upper West Side qui ne l’avait jamais reconnu. Fils unique, le futur peintre avait passé son enfance et son adolescence avec sa mère dans les Polo Grounds Towers, une cité HLM au nord de Harlem. Bien qu’elle tirât le diable par la queue, sa mère s’était saignée aux quatre veines pour envoyer son fils dans un établissement privé protestant. Mais le jeune Sean ne s’était pas montré digne de ce sacrifice : après avoir été plusieurs fois renvoyé de son école, il avait glissé peu à peu dans la petite délinquance. C’est à la fin de l’adolescence, entre deux larcins, qu’il avait commencé à peindre ou plutôt à taguer les murs et les métros de Manhattan au sein d’un collectif de graffeurs qui se faisait appeler « Les Artificiers ».
Gaspard observa les photos d’époque reproduites dans l’ouvrage. On y voyait Sean à vingt ou vingt-cinq ans — allure juvénile, mais visage déjà tourmenté — vêtu d’un manteau noir trop grand pour lui, d’un tee-shirt barbouillé de peinture, d’une casquette de rappeur et d’une paire de Converse fatiguée. Armé de ses bombes aérosols, il était, sur la plupart des clichés, accompagné de deux « complices » : un Hispanique fluet aux traits fins et une fille très forte et un peu masculine toujours coiffée d’un bandeau d’Indienne. Les fameux Artificiers qui recouvraient de graphes rageurs les wagons, les palissades et les murs éventrés. Des clichés un peu flous, au grain sale, pris dans les entrepôts, les terrains vagues et les souterrains du métro. Des clichés qui ravivaient le New York sauvage, crade, violent et stimulant que Gaspard avait connu lorsqu’il était étudiant.
— Les années 1980, c’était la grande époque du graffiti à New York, expliqua Bernard Benedick en entortillant ses spaghettis autour de sa fourchette. Pour se réapproprier la ville, des gamins comme Sean barbouillaient de peinture tout ce qui leur tombait sous la main : les rideaux de fer des magasins, les boîtes aux lettres, les bennes à ordures et, bien sûr, les wagons de métro.
Assise en face du galeriste, Madeline l’écoutait attentivement en grignotant sa salade de poulpe.
Après avoir posé ses couverts sur la table, Benedick attrapa dans sa poche un smartphone grande taille et fouilla dans l’application de photos pour sélectionner un répertoire d’images consacré à Sean Lorenz.
— Regardez ça, dit-il en tendant l’appareil à Madeline.
La jeune femme balaya l’écran de l’iPhone pour faire défiler des clichés numérisés datant de cette époque.
— Lorz74, ça veut dire quoi ? demanda-t-elle en pointant le sigle bombé qui revenait sur beaucoup de réalisations.
— C’était le pseudonyme de Sean. C’est courant chez les graffeurs d’associer leur nom et le numéro de leur rue.
— Les deux autres personnes à côté de Lorenz, c’est qui ?
— Des jeunes de son quartier avec qui il traînait alors. Leur groupe se faisait appeler Les Artificiers. Le petit minet latino signait ses graffitis avec le pseudonyme NightShift, mais il a rapidement disparu des radars. La fille qui ressemble à un bulldozer, c’est autre chose : une artiste très douée connue sous le nom de LadyBird. L’une des rares femmes dans le monde du graffiti.
Madeline continua à visionner les dizaines de photos stockées par Benedick. Le New York des années 1980 et 1990 avait peu de ressemblance avec la ville qu’elle avait connue. On devinait une ville-jungle âpre, des quartiers sous la coupe des gangs, des existences ravagées par le crack. En contrepoint de cette misère, les couleurs vives des graffitis éclataient comme des feux d’artifice. La plupart des peintures de Lorenz consistaient en des lettres énormes et colorées, rondes comme des ballons gonflés à l’hélium, qui se chevauchaient et s’entrelaçaient dans la pure tradition wildstyle. Madeline songea aux murs de la cité de Manchester dans laquelle elle avait passé son adolescence. Cet alphabet labyrinthique, enchevêtrement chaotique de flèches et de points d’exclamation, provoquait chez elle des sentiments contraires. Si elle en détestait le côté anarchique et transgressif, elle était forcée de reconnaître que ces fresques vitaminées avaient au moins le mérite de combattre la tristesse et la grisaille du béton.