Il ne rencontrait guère de cruelles. Bien que ses cheveux noirs et sa peau brune, éclairés il est vrai par des yeux vert océan, fussent en opposition formelle avec l’idéal masculin d’une époque attirée surtout par les héros solaires des chansons de geste ou des romans de la Table ronde, sa haute taille et sa musculature puissante attiraient les regards féminins que retenait l’éclat d’un ironique sourire à belles dents blanches. En outre, ses mains, son corps savaient à la perfection les tendres rites de l’amour et, une fois tombées dans le piège de ses bras, les belles y fondaient comme beurre au soleil.
Une fois la semaine, pour ne pas offenser sa belle-famille, il s’astreignait à honorer sa femme d’une visite nocturne qui le laissait plus rompu qu’une longue chevauchée. Il dormait ensuite comme une souche car il avait besoin, pour s’encourager à l’ouvrage, d’ingurgiter force pots de vin cuit aux herbes, bien assaisonné au poivre et autres épices orientales propres à stimuler l’ardeur amoureuse. Hermelinde l’accueillait alors avec un mélange d’enthousiasme et de dégoût car si elle aimait qu’il lui fît l’amour, elle détestait la puissante odeur de vin qu’il traînait alors avec lui.
Le lendemain, en général, Hughes avait mal au cœur et mal à la tête, mais il s’en libérait en piquant une tête dans l’eau froide de l’étang du château, en avalant là-dessus une bolée de bouillon chaud puis, enfourchant son cheval Roland, s’en allait courir la campagne en quête de quelque jolie fille dont le corps ferme et frais le remettrait complètement d’aplomb.
Pendant ce temps, Hermelinde se traînait jusqu’à la chapelle du château afin d’y confier au père Rinaldo, le chapelain, ses douleurs, ses déceptions et même ses angoisses car, à mesure que passait le temps, elle en venait à penser qu’Hughes était un suppôt de Satan, ce qui n’avait rien d’étonnant pour un homme au poil si noir! et qu’elle se damnait petit à petit en s’abandonnant à une étreinte dont, cependant, elle ne pouvait se passer.
Ce père Rinaldo était un petit bonhomme d’environ quarante-cinq ans, brun et joufflu, que le comte de Ribemont avait ramené de Sicile quand il s’y était arrêté au retour de la quarantaine qu’il avait effectuée en Terre sainte. Il avait suivi Hermelinde au moment de son mariage pour continuer à veiller sur une âme qu’il proclamait d’élite et propre à coiffer, avec le temps, l’auréole de la sainteté. Rinaldo avait un curieux nez en trompette mais des yeux de velours sombre et des mains d’une extrême douceur qui traçaient les bénédictions avec une onction sans pareille. Quant à ses oreilles, elles accueillaient larmes et plaintes avec une sérénité admirable, tandis que ses lèvres un peu fortes distillaient suavement, par l’organe d’une voix de jouvencelle, consolations lénifiantes et exhortations à la sainte patience qui ouvrirait un jour, devant la châtelaine, les portes d’or du paradis.
Les confessions d’Hermelinde duraient toujours un temps interminable car le père Rinaldo exigeait qu’elle mentionnât tous les détails de ses nuits avec le baron avant de lui donner l'absolution. La dame y prenait d’ailleurs un certain plaisir car elle avait l’impression de revivre, alors, ces minutes diaboliques mais savoureuses. Tel qu’il était, elle adorait le chapelain dont le secours, au fil des années, lui devint à peu près indispensable.
Hughes, pour sa part, le détestait. Il n’aimait guère, d’ailleurs, la gent ecclésiastique qu’il estimait trop riche, trop puissante et trop envahissante, et son aversion trouvait son point culminant avec le chapelain de sa femme. Mais il le tolérait comme un mal nécessaire, au même titre que la gourmandise d’Hermelinde et ses dépenses vestimentaires car, au retour de ses tête-à-tête avec le petit prêtre, la châtelaine lui paraissait plus calme et plus détendue. Il avait à peu près la paix jusqu’à la semaine suivante où tout recommençait.
Ce jour-là, quand il jugea que sa femme avait suffisamment pleuré, il se dirigea d’un pas ferme vers le banc où elle gisait, rompit doucement le cercle des dames qui lui bassinaient les joues et les yeux puis, lui offrant son poing fermé, déclara gracieusement :
- J’ai faim! Me permettez-vous, ma mie, de vous mener à table? La venaison froide ne me vaut rien et à vous non plus.
Hermelinde renifla, se moucha, regarda le poing brun et nerveux qui attendait qu’elle y posât sa main avec des yeux gonflés de larmes et pleins de réprobation, puis revint au visage souriant de son époux.
- Co... comment, hoqueta-t-elle, pouvez-vous me faire cela?
- Vous faire quoi, ma mie?
- Ne prenez pas cet air innocent! Je sais bien pourquoi vous réclamez presque toujours la Perrine pour vous donner le bain quand vous allez aux étuves!
- Moi aussi. Parce qu’elle est la meilleure masseuse de tout le pays, fit Hughes imperturbable, et que j’aime, lorsque je me lave, que ce soit bien fait. Ne me reprochez-vous pas sans cesse d’être peu soigné de ma personne?
- Se laver ne prend point autant de temps! Vous couchez avec elle! Je le sais! On vous a vus.
- Qui « on »? dit le baron dont la voix se durcit légèrement.
- Vous n’imaginez pas que je vais vous le dire? Je le sais, voilà tout.
- Quand on accuse, mieux vaut apporter des preuves ou, à défaut, faire entendre ses témoins. Dame, reprit-il d’un ton moins cassant, si vous souhaitez que notre bonne entente dure encore de longues années, évitez de prêter l’oreille à des ragots de basse-cour. Vous devriez savoir que le maître d’un grand château, comme la maîtresse d’ailleurs, est en bute à bien des ambitions, bien des calculs, bien des jalousies aussi. Rien n’est trop perfide, ni trop vil pour tenter de nous séparer. Allons, séchez vos larmes! Vous les versez en pure perle et le dîner sera immangeable.
Soutenue par Ersende dont les yeux bleus riaient, mais dont le petit visage demeurait grave, Hermelinde consentit enfin à quitter son nid de coussins, mais elle refusa la main que lui offrait son époux et se dirigea d’un pas solennel vers le bassin et l’aiguière que deux de ses damoiselles lui offraient, balayant la jonchée de paille fraîche qui couvrait le sol sous les plis lourds du bliaud de samit pourpre rehaussé de riches broderies de Chypre qu’elle portait sous un pelisson d’hermine. Ses longues nattes qu’elle gardait toujours pendantes comme les jeunes femmes, se refusant à les relever en lourd chignon comme le faisaient les femmes plus mûres, étaient entremêlées de fils d’argent et de pierres fines assorties à celles qui bosselaient le cercle d’or posé sur son front.
En dépit de la graisse, elle gardait grande allure et eût pu prétendre encore à une certaine beauté car la peau de sa gorge, de ses épaules et de ses bras, objet de soins constants et préservée des intempéries, demeurait blanche et satinée, si une couperose précoce n’eut déjà envahi ses joues et les ailes de son nez. Hughes la suivit en soupirant et alla prendre place auprès d’elle dans le banc seigneurial, tandis que les valets chargeaient la table bien nappée de blanc de poissons et de pâtés de toutes sortes.
Le repas se déroula en silence. Hughes et sa femme partageaient le même tranchoir comme Gerbert et Ersende et les damoiselles ou les écuyers deux par deux, mais ils évitaient soigneusement de se regarder, se détournant fréquemment pour boire chacun à sa coupe. Celle d’Hermelinde était plus souvent vide que celle d’Hughes qui se défiait un peu du vin blanc de Laon qui était traître et lui coupait les jambes. Il lui préférait la bière que l’on brassait au château; aussi, la plupart du temps, faisait-il coupe à part.