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Le châtelain et la dame gardant le silence, personne n’osa parler, même Gerbert et son épouse qui se contentaient de se sourire des yeux. Seuls le pas des serviteurs, le cliquetis des couteaux, le bruit mat des plats que l'on posait sur la table ou celui des mâchoires exerçant leur office se faisaient entendre.

Ce silence était inhabituel car Hermelinde, prenant toujours un vif plaisir aux repas, en profitait pour bavarder comme une pie, commentant la qualité de la cuisine ou du vin, donnant ses préférences et comparant, la plupart du temps, avec les fastes culinaires du château de Ribemont qu’elle proclamait sans égal. Ce jour-là, elle n’ouvrit la bouche que pour y introduire la nourriture et garda les paupières obstinément baissées.

Cette attitude agaça Hughes, lui coupa l'appétit à mi-repas et quand on apporta les desserts, il se leva brusquement, pria les dames de continuer à festoyer et se dirigea rapidement vers le lave-mains, suivi immédiatement par son écuyer Bertrand armé d'une serviette et les yeux en points d'interrogation.

-    Va me seller Roland et attends-moi dans la cour, lui dit le baron tout en s’essuyant les mains, gardant les yeux sur la table, où, à son ordre, nul n’avait bougé.

Hermelinde, les paupières toujours baissées, continuait à manger comme si de rien n'était, mais les autres femmes ne savaient trop quelle contenance prendre. Gerbert en profita pour rejoindre son frère après avoir vivement pressé la main de son épouse.

-    Où vas-tu? lui demanda-t-il. Nous ne jouerons pas aux échecs, cet après-dîner?

-    Non. Nous jouerons ce soir, si tu le veux bien. Il faut que je sorte. J'étouffe ici.

Les yeux sur Hermelinde, Gerbert murmura :

-    Tu ferais peut-être mieux de rester. Prends garde, Hughes! Tandis qu’elle lui bassinait les yeux, tout à l’heure, ta femme a dit à Ersende qu’elle était lasse de toi, qu’elle irait se plaindre à sa mère et lui demander refuge!

Le baron haussa les épaules.

-    Anselme de Ribemont ne le lui permettra jamais! Il sait que si quelqu'un doit se plaindre, c’est moi et non elle qui n'a pas rempli ses devoirs envers moi et la châtellenie en ne nous donnant pas d'enfants!

-    Il le sait, oui. Mais les femmes se soutiennent entre elles et Ida ne t’aime guère. Elle espérait mieux pour sa fille.

Sarcastique, le rire d'Hughes claqua.

-    Le comte de Bohain? Je sais! Mais il a le double de mon âge et l’on dit qu'il a pris, devant Edesse, une mauvaise maladie! Si c’est là ce qu’Ida de Ribemont souhaite à sa fille!

-    Il est plus riche que toi, et si l’on t’enlevait les terres d’Hermelinde, tu ne ferais pas une très bonne affaire. Anselme t’aime bien, oui, mais il aime encore plus la paix et, contre Ida, il ne gagne pas souvent la partie.

-    Cesse de trembler, comme un gamin, devant une femme! Qu’Hermelinde retourne chez sa mère, qu'An-selme l'accepte et j'en appelle au comte de Vermandois, notre suzerain à tous. Et s’il faut aller jusqu’au champ clos, j'irai! Mais on ne me reprendra pas ce qui m’appartient de bon droit.

Écumant de rage, il quitta la salle sans rien vouloir entendre de plus. Gerbert préféra ne pas insister et le laissa aller. Avec un haussement d'épaules résigné il rejoignit sa femme, tandis que le baron dévalait l'étroit escalier du donjon, franchissant le pont dormant qui le reliait à sa « chemise » [1 - Enceinte de murailles qui isolaient le donjon à l'intérieur même du château] et atterrissait dans la cour où Bertrand, impassible, tenait en bride Roland, le puissant cheval moreau, qui était le compagnon favori de son maître. Bertrand était d’ailleurs toujours impassible. Peu causant, au point que parfois on pouvait le croire muet, employant plus volontiers les grognements et les interjections que les paroles, c’était un garçon du Nord. Placide et blond autant que le baron était brun et turbulent, sec et long comme un échalas, il avait un visage agréable que ne déparait pas un long nez fouineur dénonciateur du péché mignon de l’écuyer qui, pour être discret et peu bruyant, n'en était pas moins curieux comme un chat et avide de se renseigner sur tous et sur toutes choses. Sa grande faculté de demeurer immobile le faisait parfois confondre avec une tapisserie et il arrivait que, trompé par son silence, on se laissât aller à parler devant lui, oubliant que, s'il était volontairement muet, il n'était pas sourd pour autant. Un courage tranquille et une humeur égale en faisaient pour le baron un serviteur qu'il appréciait autant que son cheval.

Quand Fresnoy apparut, Bertrand lui tendit la bride, mais déjà il s’enlevait en voltige avec une telle impétuosité qu'un sinistre bruit de soie déchirée souligna le mouvement : les élégantes mais fragiles braies de soie n'avaient pas résisté à l'ardeur cavalière de leur propriétaire. Une flamme joyeuse s’alluma alors dans l'œil bleu de Bertrand qui n’alla pas jusqu'au sourire : il avait depuis longtemps appris à apprécier la densité exacte des nuages d'orage qui chargeaient parfois le regard du baron.

Déjà en selle, celui-ci essaya de se retourner pour constater le désastre, n’y parvint pas naturellement et demanda :

-    C’est grave?

-    C’est ouvert jusqu’à la taille. Mais la robe cache bien.

-    Cela m’apprendra à m'attifer comme un damoiseau pour apaiser les humeurs d'une pécore.

Et, piquant des deux, il fonça vers le grand pont-levis, mettant en fuite les poules et la portée de jeunes cochons qui s’ébattaient dans la basse-cour. Habitué à ces sorties fracassantes, Bertrand suivit à la même allure.

Pendant un moment, tous deux galopèrent à travers la large vallée coupée de boqueteaux noircis par l’hiver. Bertrand, toujours silencieux, se gardait bien de poser la moindre question. Il attendait simplement que l’on fût à certaine croix de chemins pour savoir quelle était leur destination. Si l’on prenait à droite, cela voudrait dire que l'on allait chasser - en équipant Roland, il n’avait eu garde d’oublier l’épieu accroché à la selle -, mais si l’on prenait à gauche - côté cœur - cela aurait une tout autre signification.

Il fut vite délivré de ses doutes : arrivé à la croix, Hughes embouqua le chemin de gauche à un train d'enfer et plongea, les cottes au vent, à travers une basse futaie. L’écuyer suivit avec un soupir. C’était bien du baron de choisir tout juste un jour où le torchon brûlait chez lui pour s’en aller conter fleurette à cette jolie dinde! Comme si sa partie de main chaude avec la Perrine ne lui suffisait pas pour la journée.

Dix minutes plus tard, les chevaux freinaient des quatre fers à l’entrée d’un long bourbier qui s’enfonçait sous un tunnel de branches si bas de plafond et si étroit qu’il ne pouvait être question de le parcourir à cheval. Il fallait mettre pied à terre, et cheminer à la queue leu leu. La forêt, à cet endroit, était dense et enveloppait comme une épaisse courtine une tour solitaire, lieu de résidence habituelle d’un chevalier, Gippuin Le Housset, dont les exploits en tournois avaient occupé des échos de la province et même de la cour durant le précédent règne.

Résidence habituelle mais non actuelle car le seigneur Gippuin, alléché par les récits, tous plus fabuleux les uns que les autres, de ceux de ses amis ayant fait « le voyage » et saisi par le « mirage doré » de l’Orient, s’en était allé faire quarantaine sous la bannière de Foulques d’Anjou, roi de Jérusalem. Cela, à seule fin de se prouver à lui-même sa valeur intacte, aux soldats infidèles de l'émir Zengi qu'il valait à lui tout seul tous les preux de la Table ronde et à ses habituels compagnons de beuverie qu'il était capable, autant qu'un autre, de meubler son donjon d’aiguières et de plats d'or, de soies brodées et d'affriolantes esclaves sarrasines qui lui tiendraient chaud au lit quand sa dame aurait ses mauvais jours. Et raflant la majeure partie des écus de la maison, il était parti tout fringant pour Marseille d’abord, et pour les grandes aventures ensuite, laissant au logis ladite dame sous la garde conjuguée et concentrique de sa teigneuse forêt, d’un large fossé vaseux, d'une muraille de huit pieds d'épaisseur, de quatre soldats à la limite d'âge, et d'une nourrice plantureuse dont l'air endormi cachait la ruse d'une portée de renards. Plus épisodiquement enfin, d'un ermite de la forêt qui abritait ses patenôtres dans une hutte de bûcherons à quelques toises du château où il occupait la double fonction de confesseur et de pique-assiette.