C'étaient là de ces choses qu'un Sicilien de bon cru ne pouvait pardonner. Eût-il été plus courageux qu'il eût, par une nuit sans lune, poignardé discrètement son ennemi. Mais le courage n'était pas sa vertu dominante et il avait une peur horrible des conséquences toujours possibles de son acte : s’il était pris, il périrait dans les supplices que lui administreraient joyeusement les hommes du baron, trop heureux de venger sa mort, d’abord, et ensuite de se distraire un moment. C’était un trop gros risque et, à la réflexion, Rinaldo en était venu à penser que priver Hughes de Fresnoy de la riche dot de sa femme serait une vengeance presque aussi savoureuse que de l’entendre gargouiller un court instant avant d’expirer. Et combien plus subtile!
Or, voilà qu’elle venait d’apparaître, cette possibilité de vengeance, il convenait donc de ne pas la laisser filer.
En sortant des étuves, frère Rinaldo s’assura que personne ne le voyait puis, retroussant sa robe à deux mains, il prit sa course vers la barbacane d’entrée, bien décidé à rattraper coûte que coûte le curieux visiteur de tout à l’heure et à le ramener chez la dame de Fresnoy. Tout en courant, il combinait déjà, dans sa cervelle rusée, ce qu’il allait dire à cet homme, visiblement terrifié, pour le ramener au château. Le mieux serait sans doute de dire que le baron, ayant oublié un détail important, le réclamait. Cet ermite, qui semblait simple comme une chèvre, ne mettrait certainement pas en doute la parole d’un religieux paré du titre prestigieux de chapelain du château.
Au moment où il franchissait le pont au triple galop sous l’œil intéressé des soldats de garde, il aperçut la petite silhouette brune qui, appuyée sur sa canne, commençait à se fondre dans les ombres du soir. Craignant de la perdre, il accéléra encore l'allure et appela :
- Hé! Là-bas! Holà! Saint ermite! Attendez-moi!
Un point de côté lui coupa momentanément le souffle et il dut s'arrêter pour reprendre haleine, peu habitué à mener pareil train. Mais, au bout du chemin, Gobert s’était arrêté auprès de la corne d’un bois et attendait. Dédaignant alors la douleur et pleurant presque de joie à l’idée de la scène qu’il allait déclencher, Rinaldo reprit sa route et le rejoignit.
En dépit de l’espèce de tranquillité d’esprit qu'il avait tirée de son entrevue avec Gobert, Hughes passa une soirée morose. En rentrant, il avait eu l’idée de faire sa paix avec Hermelinde, mais elle ne parut pas au souper et fit savoir qu’elle était souffrante et ne souhaitait pas être dérangée. Même la douce Ersende toujours prête à aider les cœurs ou les corps en détresse ne fut pas admise auprès de la dame.
- Je crois qu’elle boude, confia-t-elle à son beau-frère. Cela ira mieux demain. Vous n’avez qu’à vous arranger pour lui faire un menu présent.
Hughes fit la grimace. Hermelinde, justement, n’aimait pas cela et ne daignait sourire que lorsque le cadeau était d’importance, donc coûteux. Et Hughes en était justement parvenu à un moment où il trouvait les femmes par trop ruineuses.
Seule consolation : ce soir-là il ne vit pas davantage don Rinaldo. Le chapelain, à ce qu’on lui dit, était enfermé chez lui où il s’abîmait en prières pour le rétablissement de sa paix conjugale. Hughes ignorait totalement qu’après avoir mis Gobert en lieu sûr, le Sicilien, altéré de vengeance, avait quitté discrètement le château muni d'une lettre d'Hermelinde et galopait, sous une pluie battante, en direction de Ribemont. Tandis qu’Hughes passait la soirée à jouer aux échecs avec son frère Robert, Rinaldo, insoucieux pour une fois des incommodités d’une chevauchée, courait après sa vengeance comme un âne après une carotte.
L’orage que le Sicilien avait si soigneusement préparé allait éclater le lendemain.
Le crime
Marjolaine des Bruyères épousa maître Gontran Foletier un jour du mai fleuri de l'an 1140.
La fête fut belle car le pelletier, tout fier d’avoir conquis - aisément somme toute - si ravissante et si noble créature, fit les choses en grand et ne lésina pas. Ainsi Marjolaine put voir s’aligner, ce jour-là, autour de la table du plantureux repas, toute sa parentèle vêtue de neuf et arborant la mine béate des âmes fraîchement sorties du purgatoire qui voient s’ouvrir devant elles les portes du paradis.
Il n’y avait pas que la famille : la maison elle aussi avait sa part. Des ouvriers travaillaient sans relâche - sauf pour le jour du mariage - à redonner un brin de jeunesse à la vieille Pêcherie. Quant à l’artisan de cette heureuse fortune, Renier des Bruyères, il venait de prendre du service comme écuyer chez le seigneur de Marie. Il n’assistait pas au mariage car il ne tenait pas à ce que l’on sache trop, parmi ses nouveaux camarades, que sa sœur épousait un bourgeois.
Celle-ci, pourtant, avait vraiment l’air d’une reine. Vêtue d’une superbe robe de soie d’un beau pourpre profond, un voile de mousseline de même couleur retenu par un cercle d’or et de rubis posé sur ses cheveux blonds dénoués, Marjolaine ressemblait tout à fait à une image de sainte quand elle apparut à la tête de son cortège de fillettes et de jeunes filles où figuraient en bonne place ses deux sœurs aînées, Marie et Madeleine, partagées entre le contentement et l’envie, et les quatre plus jeunes : Marthe, Micheline, Mathilde et Monique, la petite dernière de la famille dont les yeux noirs brillaient comme des étoiles aux approches de la belle fête. Quant aux jumeaux de dix ans, Nicolas et Augustin, ils n'étaient pas loin de se prendre pour des hommes et posaient sur toutes choses des regards impérieux de propriétaire.
Seul, messire Aubry devait faire effort pour cacher sa tristesse. Si riche qu’il fût, le fiancé se voyait fort loin de l’idéal caressé par son beau-père, et il avait fallu l'insistance de toute la famille - dûment chapitrée et entraînée par Renier qui avait su circonvenir même l’altière Richaude, sensible à l'idée de faire de nouveau figure auprès de ses parents laonnois - pour qu'il se laissât arracher son consentement. Au repas de noces, il bâfra sans mesure et but comme une éponge à seule fin d'oublier que, dans bien peu d'heures, le gros Gontran allait poser ses mains grasses et son ventre en futaille sur le joli corps frais et pur de sa petite fille.
Il y réussit assez bien et, quand les dames emmenèrent Marjolaine jusqu'à la chambre nuptiale. Aubry des Bruyères, ivre à faire peur, choisit de rouler sous la table pour y cuver, au rythme de ronflements en faux bourdon, la plus gigantesque beuverie de sa vie.
Malheureusement pour elle. Marjolaine n'était pas ivre quand, après lui avoir dénoue les cheveux et l'avoir parfumée, les dames la glissèrent nue entre les draps de belle toile de Flandres sur lesquels on jeta des fleurs et des guirlandes. Elle était même très éveillée quand Gontran, rouge comme une citrouille de vin et de désir trop longtemps contenu, vint se camper auprès du lit et, d'un doigt un peu tremblant, rejeta les draps pour contempler sa jeune femme.
Émerveillé par tant de blondeur et par cette douce chair nacrée qui brillait dans l'ombre du lit. tendrement dorée par la lumière de la chandelle qu’il tenait haut, mais pas tellement ferme, le pelletier resta là un long moment, soufflant et hoquetant, bavant de trop de vin et de concupiscence. Les yeux agrandis d'horreur, Marjolaine le regardait, osant à peine respirer, les doigts crispés sur l’une des fleurs qui parsemaient le drap. Tout son être n'était que prière affolée, prière pour que la mort vînt la prendre, tout de suite, et lui évite l'affreux contact. D’ailleurs, eût-elle été moins pieuse et moins effrayée par les flammes de la damnation éternelle, qu’elle se la fût donnée à elle-même, cette mort tant souhaitée, quand elle avait appris que l’on allait la donner en mariage à celui que Renier voulait tuer pour avoir tenté de la prendre. Elle avait tant regretté alors de n’avoir pas laissé son frère le pendre à l’arbre voisin. A présent, elle lui était livrée avec tous les droits de disposer d’elle, simplement parce qu’une bénédiction était tombée sur leurs deux têtes et que le bourgeois avait donné de l’or!