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Grande et plantureuse, Jacqueline Ancelin était de ces femmes qui font retourner sur leur passage n'importe quel homme. La croupe ample, le sein provocant, le cheveu noir attestant, chez cette fille de Poitevins, les bontés d’une aïeule pour l’un des cavaliers infidèles d'Abdal-Rahman, une ombre de duvet couronnant ses fortes lèvres rouges, elle avait, en marchant, certain balancement des hanches capable de donner des idées au plus soliveau des soliveaux. Ce n’était pas le cas de Gontran. A peine eut-il vu Jacqueline dans la maison de son époux qu'il prit feu encore plus vite que le jour où il avait rencontré Marjolaine.

Ausbert Ancelin, le propriétaire de cette merveille, était tonnelier de son état. Un bon tonnelier d'ailleurs, avantageusement connu à plusieurs lieues à la ronde mais, travaillant surtout pour l'abbaye de Saint-Denis, il avait choisi de s'installer au hameau de Cercelles [1 - Aujourd’hui Sarcelles] connu, comme son nom l’attestait, pour l’excellence des cercles de tonneaux que l’on y fabriquait. Et c’est en allant commander des tonneaux que Gontran rencontra Jacqueline.

La belle ayant répondu par des œillades assassines à ses travaux d’approche rendus forcément discrets par les six pieds de muscles et de nerfs du mari, il poussa plus loin son avantage et le temps des vendanges venu, alors qu’Ausbert travaillait à pleins bras pour la cave de l'abbé Suger, il culbuta Jacqueline dans un petit bois touffu, un peu émerveillé d’arriver si vite à ses fins. Mais à vrai dire, le tonnelier n’était pas un propriétaire heureux car, bien qu’il fût de belle mine, de plus cocu que lui, cela ne devait pas se trouver facilement dans toute la province. Et, naturellement, il ne s’en doutait même pas.

Étant douée d’une riche nature, Jacqueline aimait les hommes, même le sien auquel elle ne ménageait pas les heures savoureuses quand elle avait le temps. Mais il suffisait qu’une main habile sût l'effleurer aux bons endroits pour lui mettre la tête à l’envers et le ventre en folie. En outre, elle s’ennuyait ferme dans son village et rêvait d’habiter Paris. Avoir mis la main sur Foletier, l’un des plus riches bourgeois de la ville, lui donnait des espérances. D’autant que, pris pour elle d’une véritable passion, il se mit à lui faire des cadeaux comme toutes les femmes aiment à en recevoir, mais que Jacqueline pouvait difficilement porter parmi les siens.

La mauvaise saison étant venue mettre un terme obligatoire aux ébats champêtres que, d’ailleurs, Gontran n’aimait guère, le pelletier avait déniché, à Stains, près des étangs qui avaient donné leur nom au village et à la limite des vignobles de Pierrefitte, un cabaret où l’on pouvait se réjouir sur de bonnes couettes de plumes en buvant le vin nouveau entre deux tendres assauts. De larges rétributions assuraient au couple la discrétion de l’hôte et Jacqueline n’avait guère qu’à traverser le fameux bois de leurs premières étreintes pour retrouver son amant.

Or, un jour de mars 1143, huit jours avant la nuit d’angoisse vécue par Marjolaine et sa maisonnée, Gontran qui se trouvait alors dans sa maison de Saint-Denis (où, à cause du voisinage, il se rendait d’ailleurs de plus en plus souvent et où il entreposait beaucoup de marchandises) vit venir à lui une vieille femme. Elle était chargée par Jacqueline d'un message urgent : Ancelin était convoqué chez le prieur de Saint-Ouen qui tenait les terres et les vignes pour la puissante abbaye tourangelle de Marmoutier, afin d'y donner tous ses soins à une grande tonne qui faisait la gloire de cette cave réputée. Il en avait au moins pour deux jours et naturellement coucherait sur place. Le bien-aimé Gontran ne voudrait-il pas venir passer avec sa tendre Jacqueline cette nuit qui serait leur première nuit d'amour complète et qui permettrait à l'ardente créature de gâter son amant plus encore que de coutume? Et puis, pour une fois, elle pourrait enfin se parer de toutes les belles choses qu'il lui avait offertes et qu'à son grand regret elle devait tenir cachées. Elle porterait ses bijoux et rien d'autre, et tous deux feraient l'amour sur les belles fourrures qu'il lui avait données.

Mis ainsi en appétit. Gontran eut bien du mal à attendre la tombée de la nuit. Enfourchant sa mule, il se hâta, dès que le pâle soleil hivernal eut disparu, vers ce qu'il pensait être la grande nuit de sa vie. Mais il ne devait jamais la vivre.

Alors qu'il s’avançait à pas de loup vers la porte de la maison après avoir dissimulé sa mule à l'abri d'un boqueteau, il reçut, à la nuque, un coup si violent qu'il l'envoya non seulement à terre mais dans l'éternité.

Un voyageur attardé qui passa peu après sur le chemin le trouva là, les bras en croix, le nez sur la pierre du seuil et fit grand vacarme pour appeler à l'aide. Ausbert Ancelin, qui n'était jamais parti pour Saint-Ouen, sortit au bruit que faisait l'autre, découvrit le cadavre et, tout naturellement, se baissa pour ramasser l'arme abandonnée à côté. Avec une immense stupeur, il découvrit que c'était, taché de sang et souillé de cheveux gris, son plus lourd maillet de tonnelier. Dès lors son sort était scellé : l'assassin ne pouvait être que lui qui, las de porter ramures à faire envie à un dix cors, avait abattu le larron qui s'en venait à domicile lui voler sa femme et son honneur. Tout le monde à Cercelles lui donna raison, mais il n'en fut pas moins arrêté et conduit dans la geôle de l'abbé de Saint-Denis, seigneur haut et bas justicier de toute la région dépendant de sa grande abbaye. Depuis, le malheureux Ancelin attendait le jugement qui, selon toute vraisemblance, l’enverrait à la potence si aucune voix ne s’élevait pour tenter au moins de le défendre.

Marjolaine, pour sa part, apprit avec étonnement mais sans le moindre chagrin la fin tragique d’un époux auquel, en dépit de la vie confortable qu’elle lui devait, elle n’avait jamais pu s’attacher. Qu’il eût des maîtresses ne la gênait pas, bien au contraire et, au fil des jours, elle en était venue à les considérer comme des assistantes de bonne volonté qui la déchargeaient en partie des obligations pénibles d’une vie d’épouse. Même réduits à deux par semaine, les épanchements amoureux de Gontran lui étaient toujours un cauchemar et ce n’était jamais sans une profonde angoisse qu’elle voyait venir la nuit lorsque c’était jeudi ou dimanche.

Bien plus, dans les circonstances particulières créées par la mort de Foletier, elle avait découvert, non sans se le reprocher sévèrement, que sa sympathie allait tout entière au meurtrier et même qu’elle lui était reconnaissante de l’avoir délivrée d’une chaîne qui lui semblait de plus en plus lourde à traîner. Aussi, quand on lui eut montré Ausbert Ancelin, les fers aux pieds et aux mains, pleurant désespérément sous la garde de deux archers et jurant sur son âme qu’il n’avait pas tué Foletier, l’avait-elle plaint de tout son cœur. Un instant, il avait relevé la tête et elle avait rencontré un regard si douloureux que sa conviction en avait été emportée : un assassin ne pouvait avoir ce candide regard de bête perdue. Aussi décida-t-elle dès cet instant de tout faire pour le sauver.

- Quiconque se conduit comme un larron doit s'attendre à être traité comme un larron, déclara-t-elle fermement.

Cette attitude inhabituelle eut pour résultat immédiat de surseoir au procès d’Ancelin qui eût été suivi d’une rapide exécution. Cela valut aussi à dame Foletier les critiques prudentes des commères du quartier Saint-Barthélemy, encore que l’on mît le plus souvent sa réaction sur le compte du dépit et de la jalousie - c’était un si bel homme que maître Foletier! - mais, chose curieuse, cela lui valut aussi une sorte de respect de la part d’Aubierge. La femme de charge était à cent lieues d’imaginer que ce joli bibelot rapporté de pèlerinage par Gontran pût avoir sur la justice et l’humanité des idées d’une sagesse aussi austère. Et elle se rangea à son point de vue avec la vigueur qu’elle mettait en toutes choses, ce qui fit taire instantanément tous les caquets. Il n’était jamais sain de se faire une ennemie de dame Aubierge.