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Et comme Aveline, sa jeune chambrière, semblait incapable du moindre mouvement, elle alla la prendre par la main, récupérant au passage la chandelle que sa visiteuse venait de lâcher. Elle la conduisit jusqu’au lit où elle la fit asseoir, puis se redressa, l’oreille au guet.

-    Écoute! On n’entend plus rien.

En effet, un silence total régnait à présent au grenier. Plus un bruit de pas, plus un froissement de peau. Le son des voix sans doute avait effrayé le mystérieux visiteur et, en ce cas, il s'agissait peut-être bien d’un voleur.

-    Le... fantôme est parti? souffla Aveline.

-    Sotte! Pourquoi serait-ce un fantôme?

-    Notre maître a... été assassiné. Il est mort sans avoir eu le temps de faire sa paix avec le Dieu Tout-Puissant. Sa pauvre âme doit être en peine.

-  On ne lui a pourtant ménagé ni les prières, ni l’encens, ni les cierges, ni les aumônes aux pauvres, et j’ai déjà donné une belle somme à l’église afin qu’une messe soit dite, chaque jour, pour son repos, fit la jeune veuve avec rancune. Moi, je crois plutôt qu’on en veut à ces belles peaux de martre et de renard qu’il gardait là-haut.

-   Un voleur? Qui ne prendrait pas plus de précautions pour n’être pas entendu? Oh! c’est... c’est impossible!

-    Alors, il faut voir.

-    Voir? Oh non!

Recroquevillée sur le lit, roulée en boule comme un hérisson poursuivi, ses nattes rousses dépassant seules du paquet de couvertures, Aveline avait choisi de ne plus rien voir, de ne plus rien entendre. Mais une petite réserve de vaillance insoupçonnée, héritée peut-être de ses ancêtres, petits seigneurs indigents mais braves, était venue à Marjolaine. Se précipitant à la fenêtre, elle l’ouvrit et, passant à demi le corps par l’étroite ouverture, sans se soucier du vent ni de la pluie, elle se mit à hurler :

-    Guillot! Colin! Jeannet!... Au secours!... A l’aide!

Un double et féroce aboiement lui répondit. Elle aperçut, en bas, les deux molosses de Colin qui, leurs pattes arrière plantées dans une flaque d’eau, s’effor-çaient de monter à l’assaut de la maison en s’étranglant à moitié de fureur. Le tableau de ces fauves déchaînés fortifia son courage. Si quelqu’un avait réussi à s’introduire dans le grenier, il aurait du mal à en sortir vivant. Puis, pensant à la trappe qui ouvrait sur l’intérieur de la maison et que desservait un petit escalier, elle y courut, emportée par une poussée d’héroïsme parfaitement inattendue, après avoir raflé au passage la hachette à fendre les bûches posée contre le manteau de la cheminée.

L’imprudence qu’elle commettait lui sauta à l’esprit quand elle se retrouva au pied dudit escalier, sa hachette d’une main, sa chandelle de l’autre. Si quelqu’un lui tombait dessus de là-haut, elle atteindrait sans doute son heure dernière, d’autant que, la porte de la maison étant verrouillée, personne ne pouvait venir à son secours du dehors. Rebroussant chemin, elle regagna sa chambre dont elle barricada la porte de son mieux au moyen d'une bancelle puis retourna à sa fenêtre, juste à temps pour voir surgir le valet, le jardinier et le porcher qu'elle avait appelés. Vêtus seulement de leurs braies et d'un sac jeté sur le dos contre la pluie, ils accouraient, encore mal réveillés.

La voix enrouée de Guillot monta de la cour vers la fenêtre éclairée :

-    Qu'est-ce qu'il y a, dame? C'est vous qui avez appelé?

-    Qui voulez-vous que ce soit? Je crois qu'il y a un voleur dans le grenier. Prenez des bâtons et des haches et allez voir!

-    Comment qu'y serait entré? flûta Jeannet, le jeune porcher. L'échelle n’a point quitté la grange. Je viens de la voir!

-    Où est dame Aubierge? reprit Guillot. Est-ce qu'elle n’aurait pas bien veillé à la fermeture de la maison après que j'ai eu fait ma dernière ronde, avant le couvre-feu?

-    Qui parle ici de dame Aubierge? gronda une sorte de faux bourdon dans les profondeurs de la bâtisse.

Ce fut immédiatement suivi d'un grand remue-ménage de clés tournées et de verrous tirés puis la porte de la maison s'ouvrit et une imposante personne apparut avec la majesté d'une nef de haute mer entrant au port les cales pleines. Elle en avait la coque noire et pansue et le couronnement de toile blanche. Dame Aubierge venait de faire son entrée sur la scène du drame.

C'était, dans la maison, une puissance et même une espèce de génie tutélaire. Elle avait été la sœur de lait de Gontran Foletier et depuis la mort de dame Foletier mère, Aubierge la remplaçait aux commandes des deux maisons du pelletier royal. Femme de tête autant que de décision, il n'était aucun détail domestique qui ne lui fût étranger, qu'il s'agisse du nombre des torchons, des pots de confitures ou des poules de la basse-cour. Colin, le jardinier, prétendait même qu’il ne faisait pas bon être une mite dans la maison de Gontran car dame Aubierge connaissait le nombre exact de poils composant chacune des fourrures de la garde-robe de son maître et elle était capable d’en demander compte à l'imprudente qui oserait en consommer un seul.

Telle qu’elle était, la grosse dame se savait à peu près irremplaçable, et l’idée d’abandonner si peu que ce soit de ses attributions entre des mains trop jeunes, donc inexpérimentées, ne l’avait même pas effleurée lorsque Gontran avait épousé, par pure concupiscence, la jeune et ravissante Marjolaine des Bruyères, fille d’un petit seigneur besogneux des environs de Laon. Il eût été sans doute absurde, et peut-être dangereux, de remettre entre les mains d’une gamine des intérêts d'une telle importance.

Celle-ci n’avait même pas songé, d’ailleurs, à en réclamer la charge. Elle était encore très jeune - à peine quinze ans! - lorsqu’on l’avait pratiquement vendue à Gontran et elle s’était installée dans la belle maison de son époux avec le naturel d’un petit chat, tout juste sorti d'une froide rivière et qui trouve un coin bien chaud pour se sécher et passer la mauvaise saison. Pour rien au monde elle ne se serait avisée de réclamer la plus infime parcelle d'un pouvoir domestique dont elle n'avait pas la moindre envie. Même si son époux lui inspirait une sorte d’horreur, c'était assez agréable de n'avoir rien à faire d’autre que de se parer pour aller aux offices ou siéger dans la grande salle où Gontran aimait à recevoir amis et clients, s’asseoir pour déguster la bonne cuisine ordonnée par dame Aubierge - une cuisine aux épices rares dont on n’avait pas la moindre idée chez les Bruyères - et se promener ou dormir quand l’envie lui en prenait. Évidemment, il y avait les nuits et elles représentaient autant de cauchemars, plus ou moins longs d’ailleurs suivant la quantité de vin ingurgitée au souper par le pelletier. Cela constituait une pénible corvée, mais guère plus rude, au fond, que celles dont Marjolaine était chargée dans le vieux manoir paternel où les fumées de cuisine passaient encore par un trou pratiqué dans le toit [1 - La cheminée n'étant apparue que depuis peu, il n'y en avait que dans les maisons riches.] et où ses occupations les plus habituelles, en dehors de la prière, consistaient à mener les oies au pré et à éplucher les légumes, principalement les raves qui constituaient le fond ordinaire des soupes et ragoûts au lard dont se nourrissait une famille qui comptait plus d'enfants que d’écus.

L'apparition d'Aubierge, dans la cour de la maison, ramena un silence momentané. Elle leva la tête, aperçut Marjolaine à sa fenêtre.

-    C’est vous qui avez appelé, dame Marjolaine? Qu'y a-t-il donc?

-    Il doit y avoir un voleur dans le grenier. J’ai entendu remuer les peaux qui y sont rangées. On les a traînées vers l’ouverture où est la poulie!

-    Ça me paraît difficile! marmonna la grosse femme en s’efforçant de distinguer l’ouverture incriminée qui semblait toujours aussi hermétiquement fermée par son volet de bois. Par où diable aurait-il pu passer? Mais on va voir ça! Ne bougez pas, dame! Allons, Guillot, Jeannet! Avec moi! Toi, Colin, reste ici avec tes chiens et veille à ce que personne ne sorte par là-haut!