Elle se dressa sur son lit et prit dans ses mains ses seins qui lui faisaient mal. Elle vit alors qu’Aveline, bien réveillée cette fois, était en train d’allumer le feu dans la cheminée et ne la regardait pas.
- Pourquoi allumes-tu le feu? dit-elle d’une voix dont le peu d’assurance lui fit honte. Il me semble qu’il fait terriblement chaud ici.
- Chaud? Vous êtes certaine de n’avoir pas la fièvre, maîtresse? La pluie et le vent qui ont fait rage toute cette nuit étaient si froids que tout est glacé et humide dans la maison. Dame Aubierge a ordonné de grandes flambées partout.
Marjolaine ne l’écoutait pas. Rejetant draps et couvertures, elle courait vers la fenêtre dont elle arracha presque le panneau dans sa hâte de trouver Pair frais et, fermant les yeux avec un soupir de soulagement, l'aspira à longues goulées avides.
- Dame! fit Aveline scandalisée, songez que l’on peut vous voir.
La jeune femme ouvrit les yeux et constata, non sans horreur, que quelqu’un en effet la regardait. Colin était là. Planté devant l’étable, ses yeux pleins d’étoiles étaient levés vers la fenêtre et contemplaient, émerveillés, le joli spectacle de ce corps dont il ne voyait que la moitié. Avec un gémissement de détresse, Marjolaine se rejeta en arrière, claqua le panneau et ordonna :
- Fais-moi monter un bain! Je veux aller à la première messe!
- Il faut le temps de chauffer l’eau, maîtresse. Le bain ne sera pas prêt avant un moment.
- Qui te parle d’un bain chaud? Je veux un bain froid. Et tout de suite!
L’effarement ouvrit d’un même mouvement les yeux et la bouche d'Aveline.
- Maîtresse, vous êtes sûre de n’être point souffrante? Un bain froid, par ce temps, et quand vous avez sûrement un peu de fièvre? Ce n’est pas...
- C’est toi qui vas être souffrante si, dans cinq minutes, tu ne m’as pas obéi! Et prépare-toi à me suivre à l’église! A moins que tu ne préfères le fouet?
Le fouet, jamais Marjolaine n’en avait fait usage. L’idée même ne lui en serait jamais venue, mais elle avait un air si résolu tout à coup qu’Aveline jugea prudent de ne pas discuter. Elle disparut, ses nattes rousses volant derrière elle, bien persuadée que l’aventure de cette nuit avait complètement dérangé l’esprit de sa jeune maîtresse.
Elle fit si bien qu’une demi-heure après Marjolaine était dehors. Aveline sur ses talons, trottant vers la grande basilique encore en construction. Elle marchait vite, le nez dans le vent qui s’était réveillé, moins rude que cette nuit heureusement, essayant d’éviter les énormes flaques d’eau et cherchant à maîtriser, en vue de la confession qu’elle voulait faire avant l’office, la déroute de son esprit. Son corps, lui, s’était calmé. Le bain froid - moins qu’elle ne l’aurait cru toutefois car Aveline avait tout de même jeté dedans, sournoisement, un seau d’eau chaude pour quatre d’eau froide -avait calmé sa brûlure mais n’avait pas apaisé le sentiment de honte et de dégradation qu’elle éprouvait.
C’était de cette honte qu’elle voulait se laver en allant s’agenouiller au tribunal de la pénitence. De cela et, peut-être aussi, de la peur que lui laissait cette nuit inquiétante, une peur qui reviendrait, elle en avait la certitude, lorsque tomberait le jour. Jamais elle n’avait eu autant besoin de Dieu. C’était du moins ce qu’elle pensait, traduisant en appel vers la divinité le profond besoin de protection qu’elle éprouvait.
Tout en marchant, elle se livrait à un sévère examen de conscience pour être sûre de ne rien oublier quand elle serait devant le prêtre. Elle pensait que, peut-être, la solution au problème que lui posait Gontran pourrait être celle que sa mère avait, jadis, choisie pour elle. A l’abri des murailles d’un couvent, plus rien ne pourrait l’atteindre, homme ou fantôme, car personne n’a jamais entendu parler d’un couvent hanté et rien non plus n’évoquerait jamais les dégoûtantes manifestations de l’amour charnel, si dégradant, même en rêve.
Comme chaque fois qu’elle se rendait à l’église, Marjolaine s’était habillée avec un soin tout particulier dans son inconscient besoin d’être belle et admirée. Sur une chemise de fine toile des Flandres, si fine que la teinte de sa peau apparaissait en transparence, Aveline lui avait passé une robe d’épaisse soie noire brodée ton sur ton, puis elle avait déposé sur ses épaules une grande cape de drap fin doublée de vair, attachée sur la poitrine par un large fermail rond en or ciselé. Quant au grand voile de tête qui enveloppait sa chevelure sévèrement tressée et ses épaules, il était de cet arachnéen tissu de Mossoul dont les Croisés avaient rapporté l’usage et le secret en Europe. Qu’il fut noir ne faisait qu’exalter la lumineuse blondeur de la jeune femme, et plus d’un regard admiratif ou envieux la suivit au long du chemin encombré de bestiaux, de villageois et d’ouvriers charriant des pierres ou du sable quand elle pénétra dans l’enceinte de l’abbaye pour gagner la chapelle provisoire où se disaient les offices en attendant que les travaux de la basilique fussent achevés.
Six ans plus tôt, en effet, en 1137, l’abbé de Saint-Denis qui était déjà le grand Suger, conseiller très écouté du feu roi Louis VI et fort peu écouté du jeune roi Louis VII, avait entrepris la reconstruction de l’église dont la dernière inauguration datait de Charlemagne. Elle était devenue beaucoup trop petite et nettement insuffisante pour les grandes foules qui s’y entassaient à chaque pèlerinage. En outre, elle menaçait ruine. Il y avait eu des accidents : des femmes, des enfants, des hommes même avaient péri piétinés, étouffés ou assommés au pied des châsses où reposaient les reliques des saints.
Jusqu’à l’an 1140, Suger, qui avait décidé de conserver la nef centrale édifiée jadis par ordre de Pépin le Bref et de se contenter d’allonger l’église par les deux bouts, avait fait élever la superbe façade, les deux tours qui la surmontaient et l'étonnant narthex où, pour la seconde fois en France, la croisée d’ogives faisait son apparition, ce qui donnait à l'ensemble une extraordinaire légèreté. Ensuite, Suger s’était attaqué au transept, au chœur et à la crypte, ce qui constituait un énorme ouvrage. Mais grâce au grand rassemblement d’artisans, d’ouvriers et d’artistes que le bouillant abbé avait su réunir, son œuvre avançait vite et il espérait bien, avec l’aide de Dieu, pouvoir l’inaugurer dans un an, c’est-à-dire en 1144.
Cette construction fascinait Marjolaine et elle s’y intéressait comme tous les gens d’alentour d’ailleurs, prenant plaisir à voir s’élever les grandes merveilles qui allaient chanter, si haut, la gloire de Dieu et l’habileté de ses maîtres d’œuvre. Et, quand elle se rendait aux offices, elle ne manquait jamais de faire quelques pas en direction des chantiers pour voir naître, sous les mains calleuses des tailleurs de pierre et des sculpteurs, les fleurs, les rinceaux, les animaux fantastiques et les figures de saints. Cela, jusqu’au jour où elle se reconnut dans un petit visage de pierre qu’un jeune homme achevait de polir avec des gestes presque tendres. Or, ce visage paré de longs cheveux s’érigeait sur un corps de femme, mince et délié mais sans autres vêtements que ladite chevelure.
Sous le coup de l’émotion, Marjolaine était devenue toute rouge et elle ouvrait la bouche pour faire entendre son indignation quand le jeune homme qui la regardait en souriant avait dit, sans s’émouvoir :