Выбрать главу

-    Notre mère Eve! Elle est belle, n’est-ce pas?

-    C’est là notre mère Eve? balbutia la jeune femme.

-   Elle-même! Dans sa redoutable et divine beauté. Elle prendra place dans l'un des tympans, trop haut pour qu’on la reconnaisse, avait-il ajouté avec un petit clin d’œil.

Il semblait si content de son œuvre que Marjolaine n’avait pas eu le courage de se fâcher. D’ailleurs, peut-être se trompait-elle, peut-être n'était-ce pas vraiment son visage. Mais, à présent, quand elle apercevait le jeune sculpteur, elle détournait son chemin pour ne pas passer auprès de lui. Depuis ce jour, d'ailleurs, elle évitait le grand chantier.

Contrairement à ce qu’elle espérait, la messe ne lui apporta pas l’apaisement et le réconfort qu’elle en attendait. Elle avait souhaité se confesser en arrivant afin de recevoir la sainte communion mais, curieusement, au moment d’aborder l’un des moines pour lui demander de l’entendre, elle se sentit retenue par une gêne inexplicable. Elle avait l’impression qu’elle n’arriverait jamais à trouver les mots qui lui permettraient, sans mourir de honte, d’avouer ses rêves diaboliques. Et puis il y avait l’histoire de cette nuit, les bruits inexplicables, le fait que, sans doute, l’âme coupable de son époux revenait hanter la maison, réclamant des prières, des messes mais peut-être aussi le châtiment du criminel. Or, celui que l’on s’apprêtait à faire expier le crime n’était pas le bon, Marjolaine en aurait mis sa main au feu. Ce n’était donc pas auprès d’un simple moine qu’il lui fallait vider son cœur et laver son esprit car si certains, en bon chemin pour la sainteté, possédaient la douceur naïve de jeunes agneaux, d’autres, elle le savait d’expérience, étaient de redoutables imbéciles et totalement obtus.

Celui qu’elle avait failli aborder était l’un de ceux-là et la jeune veuve préféra se passer de communion plutôt que d’avoir affaire à lui. Après la messe, elle verrait le révérend abbé. Lui seul avait assez de sagesse pour démêler ses idées embrouillées.

Forte de cette résolution, elle écouta l’office avec une distraction tout à fait inhabituelle, mélangeant les répons, en oubliant certains et se trémoussant sur ses genoux qui lui semblaient envahis par les fourmis, sous l’œil de plus en plus inquiet d’Aveline qui ne comprenait rien à l’attitude étrange d’une jeune femme qui, ordinairement, se conduisait à l’église avec la sagesse émerveillée d’un ange.

Mieux encore : à peine le célébrant eut-il, se retournant vers les fidèles, prononcé l’ite missa est... et tracé sur leurs têtes inclinées une large bénédiction que Marjolaine, se relevant, se précipitait vers la sortie sans même prévenir sa servante qui, tout à fait effarée cette fois, la suivit en courant.

A peine hors de la chapelle, la jeune femme se dirigea avec décision vers le chantier et interpella le premier ouvrier qu’elle rencontra :

-    Je désire voir le seigneur abbé. Pouvez-vous me dire où il se trouve?

-    Le seigneur abbé est vieux et sage, moi je suis jeune et fou. Ne préférez-vous pas parler avec moi?

-    Oh! c'est vous? fit Marjolaine qui, très contrariée, venait de reconnaître, trop tard, son admirateur au ciseau.

-    Qui, moi? Vous ne savez même pas mon nom... dame Foletier!

-    Puisque vous savez le mien, vous savez aussi que je pleure mon époux mort et je trouve bien hardi à vous d'oser me parler!

-    C’est vous qui m'avez parlé la première! Pour votre gouverne, on m'appelle Gilbert. Vous pourriez faire comme tout le monde et m'appeler ainsi.

Agacée, Marjolaine ne put s’empêcher tout de même de constater que l'insolent sculpteur était de visage avenant, de corps bien découplé et qu’il avait les yeux bruns, assortis à ses cheveux, les plus vifs et les plus gais qu'elle eût jamais vus.

-    Je n'ai aucune raison de vous appeler. A présent, répondez à la question que je vous ai posée ou laissez-moi passer! L’un de vos compagnons mettra peut-être meilleure grâce à me renseigner.

Avec un soupir, Gilbert laissa retomber le bras qu’il avait étendu devant lui jusqu’à toucher un pieu d’échafaudage pour barrer le chemin devant la jeune femme.

-    Quand on est aussi belle, on devrait être plus généreuse, fit-il, et votre défunt ne mérite pas tant de larmes, en admettant que vous les versiez vraiment. Allez, à présent! Le seigneur abbé est à la maison d’œuvre. Je viens de l’y voir entrer.

Et se détournant sans attendre qu’elle se fut éloignée, il reprit son maillet et son ciseau, et se remit à son ouvrage : un chapiteau dont il faisait fleurir la pierre blanche.

Étonnée de se voir plantée là sans plus de façons, Marjolaine le regarda travailler un instant, ouvrit la bouche pour une parole admirative touchant le talent du jeune homme puis, se ravisant, la referma, haussa les épaules et reprit son chemin de l’allure digne qui convenait à une grande bourgeoise. Aveline, muette, trottait toujours sur ses talons.

La jeune femme trouva en effet l'abbé de Saint-Denis dans la grande maison qui servait à la fois d'entrepôt, d'atelier et de bureau pour les maîtres d'œuvre de la basilique. Debout devant un grand coffre dont il avait, d'un geste vif, rejeté les rouleaux de plans qui l'encombraient, il alignait avec un ravissement visible toute une collection de pierres précieuses, topazes et grenats particulièrement beaux qu'il tirait d’un sac en peau de daim.

C’était un petit homme roux, faible de constitution et même malingre, et qui semblait toujours sur le point de passer de vie à trépas, mais son énergie n’en était pas moins active. Il la tirait de son origine terrienne et entendait bien continuer à vivre son étonnante existence le plus longtemps possible, cette existence qui l’avait mené de la maisonnette de torchis d’un paysan d’Argenteuil jusqu’au Conseil des rois et jusqu’à cette puissante abbaye de Saint-Denis à laquelle, étant mal vu du jeune roi et surtout de la reine Aliénor, il consacrait à présent tout son temps.

Entendant derrière lui les pas du moine qui introduisait Marjolaine, il s’écria sans se retourner :

- Voyez comme Dieu est bon, frère Augustin! Nous manquions de pierres fines pour satisfaire à la demande des orfèvres lorrains que nous avons chargés de ciseler cette grande croix d’or qui doit rayonner dans le chœur de notre église et voilà que le comte Thibaud de Champagne vient de nous faire porter toute une collection de pierres superbes! Elles sont toutes plus belles les unes que les autres, et quel éclat magnifique elles prendront dans la lumière des cierges! En vérité, le comte est d’une grande générosité.

-    Il doit avoir quelque chose à se faire pardonner! marmotta frère Augustin qui, apparemment, ne croyait pas à la gratuité des dons seigneuriaux.

Sans cesser de mirer ses pierres, Suger se mit à rire.

-    Ne préjugeons pas, mon frère, ne préjugeons pas! Pourquoi donc le comte Thibaud, nous sachant en peine, n'aurait-il pas simplement, et pour l’amour de Dieu, décidé de nous aider?

-    Une chose est certaine : Votre Révérence a de la chance, il suffît qu’elle ait besoin de quelque chose pour qu’il se trouve tout de suite quelqu’un de disposé à lui venir en aide. Mais puis-je rappeler à Votre Révérence que je lui amène dame Foletier?

Lâchant ses pierres, l’abbé se retourna, ébauchant un sourire confus.

-    C’est vrai, mon Dieu! Pardonnez-moi, ma fille. J'étais en train de pécher par orgueil. Pour la maison de Dieu, bien sûr, mais ce n’est pas une raison pour laisser attendre les âmes en peine. Laissez-nous, frère Augustin.

Le moine se retira tandis que Marjolaine s’agenouillait devant l’abbé pour baiser l’anneau qu'il offrait à ses lèvres puis, au lieu de se redresser, gardait sa pose d’humilité. Il s’en étonna :