- Content? Et l'évêque? Crois-tu qu’il va, lui aussi, me demander raison en champ clos, les armes à la main? Il va lâcher sur moi les foudres de l'Eglise si d’aventure ma belle-mère a auprès de lui quelque crédit. Il va m’excommunier. Peut-être même ira-t-il jusqu’à l'interdit?
- N'exagère pas! Tu n'as pas tué un évêque! Rien qu’un moine. Et étranger encore.
- Tu sais bien que cela ne compte pas. C’est la tonsure qui compte.
- De toute façon, l'évêque n'a pas intérêt à te frapper trop durement et à se faire un ennemi de plus. Il a déjà bien assez à faire depuis que les habitants de sa ville ont fait rétablir par le roi leur charte communale. Et aussi avec les brigandages du sire de Coucy qui ne manque pas une occasion de faire main basse sur ses biens extérieurs à la ville. Il ne souhaite guère se faire assassiner au fond d’un tonneau comme son prédécesseur.
- Le bruit d’une troupe qui se rassemblait tira Hughes de son lit pour l’amener jusqu’à l’étroite ouverture qui tenait lieu de fenêtre. En bas, l’escorte d’Ida se reformait autour de la litière dans laquelle il vit monter Hermelinde drapée dans une grande mante fourrée, cependant que ses coffres étaient empilés dans un chariot. Ainsi sa femme quittait sa demeure sans un mot d’adieu, sans lui accorder même la moindre chance de se défendre. Ses poings se crispèrent d’impuissante colère. Cela ressemblait trop à un prétexte saisi au vol.
- Comment peut-elle partir ainsi? fit-il avec un haussement d’épaules. Nous ne formions pas un très bon ménage, mais je la croyais tout de même attachée à moi.
- Mais elle l’est! affirma Bertrand qui regardait aussi et depuis plus longtemps dans la cour.
- A quoi vois-tu cela?
- Quand elle est sortie, elle pleurait. Elle a levé la tête pour regarder par ici.
- Elle pleure peut-être, mais elle part. A présent, il va me falloir affronter son père et je ne te cache pas que cela me sera dur. Un ami de dix ans! L’homme que je respecte le plus au monde! Je crois, Dieu me pardonne, que s’il me tue, il me rendra service.
Anselme IV, comte de Ribemont, apparut à Fresnoy une semaine plus tard, environné de l'appareil guerrier qui lui était habituel, ce qui ne signifiait pas qu'il eût, pour autant, des intentions belliqueuses. Mais mieux valait tout de même se méfier.
Descendant de cheval dans un grand bruit de ferraille, il s'avança pesamment vers Hughes qui, grave et sur la défensive, venait à sa rencontre suivi de son frère et de son écuyer.
A quarante-cinq ans, le comte était un homme grand et lourd dont la silhouette massive évoquait aisément celle d’un ours. Il en avait la force et la carrure. Mais, quand, dans la broussaille roussâtre qui lui mangeait les trois quarts du visage, on rencontrait l’éclat de son regard couleur de noisette, on en venait à penser que cette redoutable enveloppe pouvait servir de façade à quelque chose de beaucoup plus gai. Et c’était l’exacte vérité car, preux chevalier et redoutable guerrier, Anselme de Ribemont n’en était pas moins joyeux compagnon. Il s’était acquis en outre la réputation d’un homme foncièrement humain, ménager du sang de ses soldats comme de la sueur de ses serfs. Ce qui était loin d’être fréquent.
Hughes était aussi grand que lui et, quand ils furent face à face, leurs regards se trouvèrent à même hauteur. Pour une fois, celui de Ribemont était sévère, mais Hughes le soutint sans broncher, sans même articuler une parole, attendant que l’autre annonçât ses intentions. Allait-il lui jeter au visage l’épais gant de cuir qu’il avait glissé à sa ceinture? Mais Anselme n’était pas l’homme des gestes inconsidérés.
- Où est ta courtoisie, Hughes de Fresnoy? grogna-t-il au bout d’un instant. Tu ne me souhaites pas la bienvenue?
- Je te la souhaiterai de grand cœur si tu le désires. A toi de voir.
- Essaie toujours!
Hughes eut un demi-sourire.
- Soit! Si tu viens en paix, tu es ici chez toi. Dois-je ordonner de dresser les tables ou veux-tu seulement que nous allions au verger débattre de nos affaires?
- J’entrerai volontiers chez toi si tu veux faire prendre soin de mes hommes et de mes chevaux. Et je crois que j’accepterai un gobelet de vin.
Tandis que Robert donnait les ordres nécessaires, Hughes précéda son visiteur jusqu’à la salle où les servantes s’activaient déjà à dresser les tréteaux sur lesquels on placerait les grandes planches et on étendrait les nappes, cependant que des valets plaçaient dans l’énorme cheminée un tronc d’arbre coupé en plusieurs morceaux. Puis il se tourna vers lui.
- Permets-tu à mon écuyer de prendre ton heaume?
- Et aussi mon manteau, et même mon épée! Nous n’allons pas nous battre. Mais éloigne tes gens. Nous devons parler sans témoins.
Un geste du baron fit disparaître la valetaille puis, tandis que Bertrand s’en allait chercher un pot de vin et des gobelets. Anselme de Ribemont alla offrir à la flamme ses mains rougies et ses braies de cuir qui se mirent à fumer, répandant une désagréable odeur de cuir mouillé et de graisse chaude.
Lorsque Bertrand eut quitté la salle, Anselme se retourna et considéra d’un œil inquiet son gendre qui semblait attendre qu'il parlât, à demi étendu sur un banc et apparemment indifférent à la suite de l’entretien.
- Quelle histoire ridicule! soupira-t-il. Je n'arrive pas à comprendre comment tu as pu te fourrer dans pareil pétrin.
- Oh! Je reconnais que c'est surtout de ma faute. Mais on m'y a aidé.
- Tu sais qu’Ida est allée se plaindre à l’évêque Martin?
- Elle n'a pas perdu de temps. J’espérais seulement que tu pourrais l’en empêcher, qu'elle se contenterait d’un duel entre nous. Enfin... j’osais l’espérer en souvenir de notre amitié...
- Tu avais raison pour l’amitié. Quant au duel, pas question, justement à cause de ce qui nous lie. Mais je ne suis rentré de Lille qu’hier au matin. Le mal était fait. Tu vas avoir à répondre devant l’évêque du meurtre public d’un religieux.
- Un misérable qui m’a espionné, dénoncé, après avoir comploté contre moi durant des années. Je suppose qu’il était à la solde de Bohain. Celui-ci n’a renoncé ni à ta fille ni à sa dot!
- Bohain n’est pas près de devenir mon gendre. Jusqu’à présent c’est toi le tenant du titre.
- Pas pour longtemps. Je n’ai pas d’illusions. Tout ça parce que j’ai couché avec une autre femme!
Anselme eut un étroit sourire qui ne lui tira qu’un coin de la bouche.
- Tu sais, nous le faisons tous à un moment ou à un autre. Ne fût-ce que besogner une servante quand la dame est enceinte! Voilà pourquoi je dis que cette histoire est ridicule! D’ailleurs, si j’avais été là, Ida ne serait jamais venue faire ici cet esclandre qui a causé tout le drame.
Il parut lutter soudain contre des mots difficiles, déglutit plusieurs fois, puis finalement lâcha :
- D’autant que la dame Le Housset ne vaut vraiment pas une tragédie domestique. Ce n’est pas, et de loin, une vertu.
- Comment ça? Que sais-tu d’elle? fit Hughes choqué.
Conscient, en attaquant l’honneur d’une femme noble, de proférer une énormité, Ribemont se tirailla les moustaches, fourragea dans sa barbe et, finalement, choisit d’éclater d’un énorme rire, un peu forcé à vrai dire, mais qui s’en alla résonner jusque dans les hauteurs du donjon et en fit envoler les corneilles.