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Il prit le coffret sous son bras et le présenta tout ouvert à l’évêque. En dépit de son attitude pleine de majesté, celui-ci ne résista pas à la curiosité et tendit le cou.

-    Qu’est-ce?

-    Un trésor familial, souvenir du grand roi Hughes, en l’honneur de qui j’ai reçu mon nom et qui l’avait offert à mon aïeul après son élection au trône. (Et Hughes exhiba un large cercle d’or guilloché, d’un beau travail mérovingien, enrichi de quatre améthystes et d’une topaze, qu’il avait en fait gagné à Evrard de Fonsommes, au jeu des tables [1 – C’était en quelque sorte l'ancêtre du jeu de dames] quelques mois auparavant.) Peut-être pourrait-on en faire une couronne pour quelque statue de la benoîte Sainte Vierge?

-    Voyons cela!

Martin prit le bracelet, assez large pour cercler le bras d’un homme vigoureux, et le fit jouer un instant dans la lumière des gros cierges qui éclairaient la salle. Puis, sans en avoir l’air, il l'approcha de sa croix pectorale pour voir, sans doute, si la teinte violette des améthystes s’harmonisait. Il brûlait certainement d’envie de passer le cercle d’or à son poignet. Mais il remit la chose à plus tard, reposa le joyau dans son coffret qu’il referma et porta auprès de lui sans parvenir à dissimuler tout à fait un air de satisfaction qui l’empêcha de reprendre le ton abrupt d’auparavant.

-    L’intention est louable, mon fils, et nous vous remercions de vouloir honorer Notre Dame. Mais de là à vous dispenser de partir en croisade! Dix livres d'argent ne sont pas une punition suffisante : il est bon que vous soyez puni de façon publique et sur vous-même.

-    On ne punit pas un chevalier en l’envoyant guerroyer, seigneur évêque, et je serais déjà parti si je n’étais retenu ici par les obligations que vous savez.

Un gros pli se creusa entre les sourcils de l’évêque.

-    J’entends bien, j’entends bien. Mais il faut que je vous punisse. La justice l’exige et...

Il s’arrêta à temps. Peut-être allait-il ajouter : « Et je l’ai promis à la dame de Ribemont. » Il y eut un petit silence qu’Hughes se garda bien de troubler et, finalement, l’évêque s’écria, comme si l’inspiration venait de lui venir :

-    Passons pour la croisade momentanément. Mais, en attendant, faites pèlerinage! Allez à Rome, par exemple.

-    C’est très loin et, encore une fois, je dois veiller à...

-    A Compostelle de Galice, alors?

-    C’est presque aussi loin.

L’évêque eut un geste d’agacement.

-    Prenez garde à ne pas lasser notre patience! Vous ne faites guère preuve de bonne volonté. (Nouveau silence au bout duquel il proposa d’un ton maussade :) Écoutez bien ceci car c’est ma dernière offre : vous irez à Tours prier au tombeau de notre saint patron vénéré, le grand saint Martin.

Hughes n’en espérait pas tant, et il retint le large sourire qui lui venait.

-    Avec joie, monseigneur! Avec une très grande joie et avec toute la reconnaissance...

-    Je n’ai pas fini. Vous irez donc à Tours, mais vous paierez douze livres d’argent!

Interloqué d'abord puis indigné, Hughes de Fresnoy se retint de dire à l’évêque ce qu’il pensait de son chantage. Mais cela aurait grandement compromis la fin d’une négociation dont il n'avait pas tellement lieu d'être fier, car il l'avait menée avec une duplicité et une fourberie qui n'avaient rien de très honorable. Il avait, lui, chevalier adoubé, menti à un serviteur de Dieu, et cela avec une constance remarquable.

Tout en se livrant aux respectueuses salutations d'usage, il songea qu'évidemment il se tirait de l'aventure quelque peu appauvri mais somme toute satisfait. Par contre, il allait lui falloir confesser son chapelet de mensonges à son chapelain. Du moins quand il en aurait retrouvé un, ce qui ne pressait pas autrement.

Huit jours plus tard, le baron de Fresnoy partait pour Tours en compagnie de son écuyer Bertrand.

Où Etienne propose un marché...

Une surprise attendait Marjolaine au logis. Etienne était là. Assis sur la pierre de l’âtre, une écuelle entre les genoux, il trempait des châtaignes dans du lait. Il n’était pas arrivé depuis longtemps car son nez était encore bleu de froid et de menus points de givre brillaient ici et là dans ses cheveux couleur de paille.

Il se leva poliment à l’entrée de sa jeune tante et la salua comme il convenait. Il était exactement le même que d’habitude, avec son visage plat et large où les yeux étroits mettaient deux taches verdâtres et sa bouche mince qui souriait rarement mais, à partir du cou, les choses changeaient. Ainsi l’habituelle tunique de laine brune avait fait place à un beau drap d’Arras, épais et soyeux, d’une chaude couleur de prune mûre, la chaussure de cuir souple s’était affinée et, posée sur un escabeau, il se trouvait une cape doublée de vair, visiblement neuve et ornée d’un large fermail d’argent où brillaient des améthystes. Enfin, dans l’attitude du garçon, généralement si modeste, il y avait une assurance nouvelle, quelque chose de triomphant que Marjolaine flaira, comme le chien flaire un danger encore lointain.

Elle planta son regard clair bien droit dans celui du visiteur.

-    Peste, mon neveu! Comme vous voilà mis. Mais vous risquez de gâter vos habits sur cette pierre souillée de cendres. Dame Aubierge aurait dû vous conduire dans la salle.

L’incriminée, occupée à surveiller la préparation d’un pâté d’anguilles au verjus, releva un regard courroucé.

- Voudriez-vous pas aussi, dame Marjolaine, que je donne à ce morveux du monseigneur? La salle? Voyez-moi cela! Et pourquoi faire, s’il vous plaît?

Marjolaine se permit l’ombre d’un sourire.

-    Mais, pour y recevoir comme il convient l’héritier de mon défunt époux. N'avez-vous donc rien remarqué? Ce n’est plus notre petit Etienne qui nous arrive là : c'est maître Grimaud.

-    Maître Grimaud? Depuis quand est-il passé maître? La mort de maître Foletier ne lui a pas pour autant conféré la maîtrise et, dans ces conditions, la cuisine est toujours assez bonne pour lui. D'ailleurs, dès son entrée, il a réclamé à manger.

-    J'a... j'a... j'avais froid et f... faim! protesta Etienne qui, lorsqu’il s'énervait, avait tendance à bégayer. Mais je... je ne refuse pas la... la salle, ma... ma tante car j’ai à p... parler de choses importantes... qu’on ne peut dire dans une cuisine! acheva-t-il tout d’une traite en jetant à Aubierge un regard meurtrier.

-    Dans ce cas, venez! soupira Marjolaine en ouvrant la marche. Dame Aubierge nous fera porter du vin chaud pour achever de vous réchauffer.

Dans la salle, un grand feu flambait dans la cheminée neuve, éclairant les peintures géométriques des murs et la grande tenture de lin, brodée jadis par la mère de Gontran, qui constituait le principal ornement du fond de la pièce. Marjolaine vint tendre ses mains à la flamme après avoir, du geste, invité Etienne à prendre place sur une bancelle.

-    Eh bien, fit-elle calmement, qu'avez-vous à me dire, mon neveu? Je vous écoute.

Etienne ne répondit pas tout de suite. Peut-être cherchait-il ses mots. En outre, Aubierge venait d'entrer, portant sur un plateau le vin chaud embaumant la précieuse cannelle, et des gobelets. Elle fit toute une affaire de reposer l'ensemble sur un dressoir, d'emplir les gobelets. Etienne la regardait faire et, de toute évidence, il n'ouvrirait pas la bouche tant qu’elle serait là. De son côté, la gouvernante souhaitait, visiblement, pouvoir mettre son grain de sel dans la conversation. Ce fut Marjolaine qui dénoua la situation.