Elle trouva tout de suite une solution radicale.
- Il faut nous débarrasser de ce misérable!
- C’est aisé à dire, bien moins à faire, dame Aubierge! Qu’on le trouve mort et la femme parlera. Elle doit être bien payée. Je gage qu'il lui a donné toutes ses économies.
- ... ou ce qu'il a pu voler en vendant clandestinement des peaux! Alors, il faut trouver la femme.
- C'est impossible! Elle est cachée, paraît-il. Peut-être même chez ce seigneur dont Etienne prétend qu'il lui veut du bien...
- Si bien cachée qu'elle soit, le seigneur abbé devrait avoir le pouvoir de la faire chercher.
- Et que dira-t-elle? Elle m'accusera.
- A moins qu'on ne lui fasse avouer son mensonge sous la torture! On a des moyens et, si elle avoue avoir trafiqué avec l'héritier de la victime, on pourrait lui poser d'autres questions. Ne fût-ce que si elle admet vous avoir vendu l'outil.
- Il n'y a aucun crime à vendre un innocent outil à une dame mystérieuse et riche quand on est une pauvre femme sans cesse à court d'argent. En outre, il se peut qu’Etienne ait raison quand il dit qu'on ne m’aime guère.
- Possible. Mais moi je vous aime et je suis capable de retourner les plus solides commères.
Avec un sourire triste, Marjolaine caressa sa joue ridée.
- Pas en face des hommes de justice, ma pauvre amie. On en a trop grand-peur. Et quand cette peur s’accorde avec l'envie de nuire à quelqu'un, personne ne peut grand-chose. Il faut que je trouve une autre solution.
- Vous n’allez tout de même pas accepter d’épouser ce monstre? demanda Aubierge inquiète.
- A aucun prix! Même si je dois y laisser la vie. Mais j’avoue que, pour l’instant, je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Peut-être fuir cette nuit, aller m’enfermer dans un couvent éloigné dont je ne sortirai plus jamais. Si Etienne me dénonce, cela n’aura plus d’importance puisque la justice des hommes s'arrête au seuil de la maison de Dieu.
- Autrement dit, ce sera une autre sorte d'enterrement et ce misérable pourra profiter en paix de la totalité des biens de sa victime. Je vous jure bien, moi, qu'il n'en profitera pas longtemps.
- A moins qu'il ne vous supprime vous aussi, ma pauvre Aubierge. Croyez-moi, il est capable de tout. Alors, à quoi bon vous exposer inutilement?
- C'est ce que nous verrons. Quelle histoire, mon Dieu! Et moi qui étais si contente de vous rapporter une bonne nouvelle!
- Laquelle?
- Le pauvre Ancelin ne sera pas pendu! Mgr l'abbé, avec qui j’ai parlé longuement, a décidé de s'en remettre au Seigneur pour trancher la question, aucune preuve n’existant de l’innocence ou de la culpabilité de ce malheureux. Un jugement de Dieu en quelque sorte.
Marjolaine fronça le sourcil.
- L’ordalie? Je n’aime pas cela car, selon la façon dont on la pratique, elle ne signifie rien. Des innocents paient alors pour les vrais coupables qui n’y sont pas soumis. Que va-t-on faire subir à ce malheureux Ancelin? On va le jeter à l’eau, le faire marcher sur des socs de charrue rougis au feu, lui faire traverser un buisson enflammé?
- Rien de tout cela. L’esprit du seigneur abbé est trop éclairé pour se payer d’une telle monnaie. Il va remettre seulement le prisonnier à la merci de Dieu : maître Ancelin partira en Galice avec le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.
- Vraiment? fit la jeune femme dont le visage s’éclaira comme sous un rayon de soleil. Quel homme de bien est Mgr Suger. La route est dangereuse à ce que l’on dit, mais la plus grande partie de ceux qui s’y engagent en reviennent vivants.
- Ce sera plus difficile pour votre protégé, dame Marjolaine. Ancelin doit partir pieds nus, enchaîné et gardé. Je crois, moi, qu’il a peu de chances de s'en tirer.
Le regard de la jeune femme se couvrit d'un nuage.
- Pieds nus et enchaîné! Mais pourquoi? N'est-ce pas tenter de peser sur le jugement de Dieu? Et nous savons, nous, qu’il est innocent puisque le coupable a avoué. Qu'il parte pour Compostelle, c'est bien car, au fond, cela le mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis mais pas enchaîné, pas pieds nus. Il risque d'en mourir avant le tombeau de l'apôtre.
- L'abbé ne peut pas faire autrement. C'est déjà beau qu'il lui évite la corde. Songez que l’homme est réputé coupable et que c'est déjà faire preuve d'une grande mansuétude que de le laisser en vie.
- Pour combien de temps? sanglota Marjolaine.
- Je vous en supplie, calmez-vous! L'homme est jeune et solide. Les autres pèlerins l'aideront. Il faut cesser de vous tourmenter pour lui à présent que vous êtes certaine qu'on ne le pendra pas. Oubliez-le! C'est à vous qu'il faut songer, à vous qui êtes en si grand danger.
- Que puis-je faire?
Soudain très lasse, Marjolaine se laissa tomber sur un escabeau. Un instant, elle avait oublié la menace qui pesait sur elle pour ne songer qu’à l'homme si injustement condamné. A présent le choix impossible qu'on lui infligeait s'imposait de nouveau à elle et avec une insistance d'autant plus cruelle. La voix d’Aubierge lui parvint comme perdue dans le brouillard.
- Pourquoi n’iriez-vous pas à la Pêcherie? Vous avez un père, des frères. Ils vous protégeraient.
- Pas contre les gens du roi, et c’est le premier endroit où Etienne me ferait chercher. En outre, mon père est malade. J'ai appris qu’il boit beaucoup depuis mon mariage. C’est ma mère à présent qui mène tout à la maison et elle n’a pas envie de se souvenir trop souvent de sa fille bourgeoise.
- Après tout ce que cela lui a valu? Ce n’est pas possible, mon agneau, vous vous trompez.
- Oh si, c’est possible.
C’était même certain. Une fois le manoir de la Pêcherie rénové et les coffres familiaux plus confortablement remplis par la générosité de Foletier, dame Richaude avait subtilement espacé des relations qui, à la mort du pelletier, étaient devenues pratiquement inexistantes. Renier, le frère aîné, qui avait brillamment servi sous le seigneur de Marie et qui promettait de devenir un guerrier exemplaire, allait être prochainement armé chevalier. Son adoubement, qui ouvrirait pour lui la voie des fructueux tournois et des aventures lointaines, était à présent la grande affaire de sa mère, d'autant que l’on parlait aussi, pour lui, d’épousailles avec la plus jeune des filles du seigneur d’Ostel.
Mais ni pour la chevalerie ni pour les noces de Renier, on ne se souciait, chez les Bruyères, de voir figurer Marjolaine et son peu décoratif époux, bien que la bourse du pelletier parisien eût été mise à contribution discrètement pour le ruineux équipement du futur chevalier. Et la mort de Gontran ne changeait rien à la chose, bien qu’elle soulageât grandement la noble dame en supprimant un créancier qui risquait, à la longue, de devenir encombrant. Quant à Marjolaine, le grand deuil où elle se trouvait dispensait de l’inviter à des fêtes. Ce que l’on n’eût pas fait de toute façon, sa situation la mettant en quelque sorte au ban de la famille.
Par la suite, sans doute, dame Richaude se réservait de faire de nouveau appel à la bourse de sa bourgeoise de fille, tout en la maintenant quand même à une certaine distance d'une noblesse dont elle était déchue...
Tout cela, Marjolaine le savait et s'en attristait, mais elle était certaine que, dans de telles conditions, il ne pouvait être question pour elle de demander asile à la Pêcherie, et encore moins si elle se retrouvait sous le coup d'une accusation de meurtre. Une pareille tache, en effet, se révélerait indélébile et replongerait tous les Bruyères mâles et femelles dans les ténèbres extérieures où il n'est que pleurs et grincements de dents. Autrement dit, dans une situation encore plus désastreuse que celle dont le mariage de Marjolaine les avait tirés.