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-    Et aucun jeune et beau seigneur n'acceptera plus jamais de prendre pour sa dame la veuve d'un bourgeois. Il faut donc me défendre seule. Le malheur, c'est que je ne sais pas comment. Je ne peux tout de même pas, en un seul jour, vieillir ou devenir laide.

Elle s'arrêta brusquement, traversée par une idée terrible mais qui, peut-être, arrangerait tout, lui laisserait une vie à consacrer à Dieu et écarterait d’elle l’impensable idée d’unir, pour éviter une mort qui l’épouvantait, son sort à celui d’un assassin.

Marjolaine se releva et obligea Aveline à en faire autant.

-    Va me chercher Colin et amène-le dans ma chambre. Je veux lui parler.

Aveline brûlait visiblement de poser des questions et de se faire expliquer un ordre aussi étrange, mais Marjolaine savait prendre certain air que n’eût pas désavoué dame Richaude et qui ôtait toute envie d’indiscrétion. La petite partit sans demander son reste, tandis que sa maîtresse remontait lentement vers sa chambre tout en songeant à cette idée qui ne pouvait lui avoir été inspirée que par le Seigneur en personne.

Un instant plus tard, Colin pénétrait dans cette chambre dont il rêvait si fort, selon Aveline. Celle-ci le fit entrer puis, sur l’ordre de Marjolaine, s'éclipsa non sans désappointement. D’autant que la jeune femme lui avait formellement interdit d’écouter aux portes.

-  Vous m’avez demandé, dame? bredouilla le garçon en martyrisant le bonnet qu’il avait ôté de sa tête en entrant.

-    Oui. Aveline prétend que je peux compter sur ton dévouement. Est-ce vrai?

Une étincelle s’alluma dans les yeux gris du garçon et les fît vivre subitement d’une ardeur inhabituelle, mais ce fut tout. Sa voix demeura paisible pour répondre :

-    Commandez, dame! Vous jugerez par vous-même.

-    Bien. Alors ce soir, après vêpres et quand la nuit tombera, tu selleras ma mule et tu te prépareras à m'accompagner. Mais tu ne diras rien à personne.

-    Je ne dirai rien si c’est votre vouloir. Où irons-nous?

-    Je veux aller près du nouveau marché aux Champeaux [1 - Ce marché devait devenir plus tard les Halles de Paris. Il se tenait hors les murs de la ville, près de ce qui est devenu le cimetière des Innocents. Louis VI l’avait installé en 1135 et Louis VII l'avait agrandi en 1141 pour y installer les marchés de la place de Grève et de la place Baudoyer qui encombraient trop la ville]. Connais-tu l’endroit et ceux qui l’habitent?

-    Je le connais mais ce n’est pas un lieu où il faut aller la nuit. Surtout une dame.

-    Il faut pourtant que j’y aille. J’y veux voir un homme dont on m’a parlé, qui possède d’étranges pouvoirs et sait faire bien des merveilles. On l’appelle Sanche le Navarrais, ou Sanche le mire.

Le visage de Colin vira d’un seul coup au rouge ponceau.

-    C’est Sanche le sorcier qu’il faut dire, et tout ce qu’il mérite, c’est une pile de rondins et une brassée de fagots entassés devant sa maison pour y mettre le feu! En tout cas, je ne vous conduirai pas chez cet homme-là. C’est déjà bien trop que vous sachiez qu’il existe.

-    Que lui reproches-tu? T’a-t-il fait quelque chose, à toi?

-    A moi non. Je sais même des gens qui prétendent, ou plutôt qui chuchotent, qu’ils ont été guéris par lui de vilaines maladies, mais on dit aussi qu’il sait faire des monstres pour les foires et pour les confréries de mendiants. On dit qu’il sait empêcher les enfants de grandir pour qu’ils deviennent des nains qu’on lui paie très cher.

-    On dit cela, vraiment? Comment se fait-il, alors, qu’il ne soit pas déjà en prison ou même brûlé? Notre roi Louis, que l’on dit si pieux et si prud’homme, devrait-il laisser vivre à sa porte ce suppôt du démon?

-    Notre sire l'ignore sûrement. Quant aux gens du quartier, ils en ont peur et se tiennent bouche cousue. D’ailleurs on dit qu’un important personnage le protège, qu’une fois - il y a bien six ou sept ans - il a été dénoncé. Le guet est venu le chercher. Mais le lendemain matin il était revenu chez lui comme si de rien n’était et le dénonciateur a été trouvé égorgé dans les fossés de la ville. Alors, les gens préfèrent le supporter. D’autant qu'il sait rendre quelques services.

-    Quel genre de services?

-    Faire passer l'enfant d'une fille, ou guérir les coliques - ou je ne sais quoi d'autre. Moi je ne suis jamais allé chez lui et vous n'irez pas davantage -. Et d'abord, pour quoi faire?

-    Cela ne te regarde pas! fit Marjolaine avec hauteur. Ce n'est pas à toi de poser des questions. Si je veux voir cet homme c'est que j'ai, pour cela, mes raisons. Mais, dis-moi, aurais-tu peur?

-    Je n'ai peur de personne, sauf pour vous, dame! Ce Sanche est un mauvais homme. Il porte le mal sur sa figure qui est noire et tordue mais qui doit être encore moins noire que son âme. Vous ne pouvez aller chez lui.

-    Est-ce là ton obéissance, ton dévouement tant vantés?

-    C'est justement parce que je vous suis dévoué que je ne vous conduirai pas chez le diable.

Il y eut un court silence, puis Marjolaine haussa les épaules.

-    Fort bien! Tu ne m'y conduiras pas. D'ailleurs tu ne me conduiras plus nulle part car, dès demain, tu quitteras cette maison.

Le dos de Colin, si droit l'instant précédent, se plia sous sa condamnation comme sous le fouet, tandis que des larmes montaient à ses yeux.

-    Dame! implora-t-il, vous savez bien que j'aime mieux mourir que quitter votre service. Vous savez bien que je suis prêt, à n'importe quel moment, à vous suivre jusqu'en enfer si vous l'exigez.

-    Je ne t’en demande pas tant. Seulement de m’accompagner chez ce Sanche. Mais je ne t'interdis pas de prendre de quoi nous défendre en cas de besoin. (Elle leva la main pour le congédier, mais il ne bougea pas.) Eh bien, qu'attends-tu?

-    Avec votre permission, dame, j'aimerais vous demander quelque chose.

-    Quoi?

-    Qui vous a parlé du Navarrais?

-    Cela a-t-il de l'importance?

-    Oui. Parce que c'est un péché d'apprendre à une dame telle que vous qu'il existe des gens tels que lui.

-    Ne dis pas de folies. Mme la reine elle-même entend parler de bandits, de sorciers et de pire encore peut-être. Je ne suis ni si fragile ni si précieuse.

-    Pour moi, si!

Elle eut un sourire.

-    Tu n'es qu'un enfant. Va, à présent, et songe à exécuter scrupuleusement mes ordres. Et pas un mot à qui que ce soit.

Il sortit cette fois et Marjolaine écouta décroître le bruit de ses pas. Puis étouffa un soupir. Pauvre garçon! S'il soupçonnait seulement ce qu'elle comptait faire chez Sanche le mire, il refuserait avec horreur et rien sans doute, ni prières ni menaces, ne pourrait le convaincre de l'accompagner, cette nuit. Pourtant c'était l'unique issue que lui laissait le piège trop bien tendu dans lequel Etienne l'avait jetée, la seule qu’elle pût emprunter sans encourir la colère de Dieu.

Lentement, elle se leva, alla jusqu'à un étroit miroir d'argent poli qui mettait une lumière près de la fenêtre et s’y contempla longuement, passant sur les contours de son visage et sur la douceur de ses joues une main qui tremblait un peu. Ce qu’elle avait décidé l’effrayait et l'angoissait même, mais cela représentait le prix de sa liberté car c’était l’unique et rapide moyen qu’elle possédât de faire lâcher prise à Etienne et d'éviter l'abominable mort dont il la menaçait. Elle aurait sans doute le droit, après cela, d'aller où elle le voudrait. Dans un couvent peut-être, une fois rempli le devoir qu'elle se traçait afin de réparer, dans la mesure de ses moyens, le mal fait par le neveu de Gontran : partir, au jour de Pâques, avec les pèlerins de Mgr saint Jacques afin de veiller, autant qu’elle le pourrait, sur l’homme injustement condamné et d’essayer d’empêcher que ce terrible voyage soit pour lui le dernier.