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Avec un soupir. Marjolaine s’arracha au trop joli reflet du miroir, ce miroir que demain elle donnerait à Aveline. Puis elle alla s’agenouiller devant une petite Vierge de pierre noire que Gontran lui avait offerte au moment de leurs épousailles et qui emplissait de sa silhouette une niche creusée dans le mur et devant laquelle une veilleuse brûlait aux heures d’oraisons. Sur son genou, Marie portait l’Enfant Dieu, aussi raide qu’elle-même mais, en dépit de la gravité un peu sévère de leurs deux visages, Marjolaine aimait cette petite statue et lui adressait la meilleure partie de ses prières.

Cette fois, plus que jamais, elle éprouvait le besoin d’obtenir le secours divin pour affronter jusqu’au bout l’épreuve terrible qui allait venir. Durant des heures, elle demeura là, priant éperdument, presque avec affolement dans les premiers instants, puis de plus en plus calmement à mesure que le lénifiant engourdissement des longues oraisons pénétrait ses nerfs. Sa porte demeura close tout le temps car elle refusa de se laisser distraire, que ce fût par Aveline inquiète de ce soudain besoin de réclusion ou par dame Aubierge qui prétendait l’obliger à se nourrir. Mais quand revint la triste nuit d’hiver. Marjolaine avait atteint une sorte de sérénité, un peu factice peut-être mais qui, l’obligeant à se sublimer, lui faisait rejoindre ce chemin étrange qui mène au martyre joyeusement accepté.

Lorsqu’elle se releva, les genoux raidis mais l’esprit flottant très loin au-dessus de la terre, Marjolaine était plus fermement que jamais ancrée dans sa décision de rencontrer Sanche le Navarrais et d’en obtenir ce qu’elle voulait. Et quand vint le moment de rejoindre Colin, ce fut avec des gestes fermes et précis qu’elle enroula un voile sombre autour de son visage et s'enveloppa d’une épaisse et ample cape noire. Puis, sur un dernier signe de croix, elle quitta sa chambre.

Sanche le mire

La maison de Sanche le Navarrais ou le mire était située non loin de la route de Flandre, entre le nouveau marché aux Champeaux et l’antique cimetière vieux de deux siècles au moins, que l’on appelait depuis peu le cimetière des Innocents. Cela tenait à ce que l'église voisine, élevée par le feu roi Louis VI le Gros et dédiée alors à saint Michel, avait changé de nom par la grâce de son fils, Louis VII le Jeune, qui jugeait préférable de placer plutôt l’église sous l’invocation des jeunes victimes d’Hérode le Sanguinaire. C’était une maison biscornue et légèrement de guingois qui ressemblait assez à une vieille en bonnet légèrement prise de boisson, par la vertu d’un toit pointu et décalé. Mais c’était un logis fait de bonnes pierres car il n’était rien d'autre qu’un ancien tombeau romain écroulé dont l’habileté du Navarrais avait su tirer un logis convenable. Et, si la porte était basse, elle n'en était pas moins armée de pentures qui lui assuraient une solidité à toute épreuve et garantissaient l’occupant des voleurs et bandits de tout poil auxquels la mauvaise réputation de l'ancien tombeau n’aurait pas inspiré une crainte suffisamment salutaire.

Dans les ombres incertaines de la nuit, la maison et l'unique œil rouge que découpait l'étroite fenêtre évoquaient la forme monstrueuse d'un cyclope accroupi et Marjolaine, en la découvrant, sentit un désagréable frisson glacé courir le long de son dos. Le lieu était sinistre avec son horizon barré par les murs de Paris. Le brouillard nocturne les grandissait encore en cachant les chemins de ronde et les feux des guetteurs. Plus lugubre encore était le pilori tout neuf que l'on avait installé à l’un des angles de la halle dont les carcans vides semblaient toujours attendre quelque victime et rappelaient perpétuellement la cruelle justice du temps.

Marjolaine n’avait pas besoin de ce rappel pour y songer. Pourtant, arrivée devant la porte du Navarrais, elle resta là un moment à la regarder avec autant d’angoisse que si elle eût été la porte de l’enfer. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine que la peur étreignait.

Avec l’instinct de ceux qui aiment. Colin sentit son hésitation.

-    Dame, souffla-t-il, retournons! Il est encore temps. Croyez-moi, vous n’avez rien à faire dans cette maison et seul le mal peut vous y advenir.

-    Il m’adviendra plus grand mal encore si je n’y entre pas. Il faut que j’y aille. Aide-moi plutôt à mettre pied à terre car je n’y vois goutte. Puis tu m’attendras ici.

-    Ça, n’y comptez pas. Je ne vous laisserai pas entrer seule chez ce sorcier.

-    Ne me rends pas les choses plus difficiles, Colin. Tu sais bien que tu dois m’obéir.

-    Je sais. Eh bien, vous me chasserez demain si vous voulez, mais cette nuit je resterai auprès de vous. Je dois vous garder et je ne manquerai pas à mon devoir. J'en jure le Dieu Tout-Puissant!

Marjolaine comprit qu'elle n'en viendrait pas à bout si facilement et elle se reprocha d’avoir choisi Colin pour cette expédition nocturne, plutôt que Guillot ou n’importe quel autre serviteur. Mais il était vraiment le seul qu’elle eût envie de traiter en ami et, pour ce qui l’attendait, c’était justement d’un véritable ami qu’elle avait le plus grand besoin. Mais qu'allait-il dire, qu’allait-il faire quand il saurait quel genre d’aide elle était venue chercher auprès du mire?

-    Écoute-moi bien. Colin. Si je te laisse entrer avec moi, ce sera à une seule condition.

-    Dites toujours.

-    Quoi que tu puisses voir ou entendre, tu ne diras pas un mot, tu ne feras pas un geste. Ce que je vais demander à cet homme est une chose terrible, mais retiens bien ceci : c’est pour moi une question de vie ou de mort.

-    De... mort? Vous?

-    Moi. Je te supplie de me croire, Colin. Un danger terrible me menace si cet homme ne fait rien pour moi : je devrai choisir entre un mariage abominable et le bourreau. Je ne peux pas t'expliquer.

-    N’expliquez rien, mais sachez que je suis prêt à tuer quiconque vous menace. Allons-nous-en!

-    Non. Tant qu’il me restera une chance d’échapper sans crime, on ne tuera personne, fit-elle si durement que Colin baissa la tête. A présent, tu choisis de rester avec moi ou de partir sur-le-champ. Mais sache que si tu m’empêches de faire ce que je veux, je choisirai la mort et je le maudirai tout le temps qu'il me restera encore à vivre. A présent, choisis!

Pour toute réponse. Colin cogna sur la porte, de son poing fermé, avec tant d'énergie qu'il l'ébranla.

-    Allez seule, alors! J'attendrai ici. Vous n’aurez qu’à appeler si vous avez besoin de moi.

-    Qui va là? fit à l’intérieur de la maison une voix volontairement assourdie.

-    Une dame, répondit Colin, une dame qui veut vous parler.

-    Elle a une drôle de voix, la dame. Nommez-vous!

-    Je suis dame Foletier, intervint Marjolaine. Je vous en prie, ouvrez-moi!

Silencieusement, la maison ouvrit sa bouche rougeoyante qui parut à la jeune femme la gueule même de l'enfer. Quant à l'homme qui y inscrivait sa silhouette contrefaite, il semblait tellement accordé à son ambiance que Marjolaine eut un mouvement de recul. Petit, tordu, sec comme un vieil olivier dont il avait la couleur, Sanche le Navarrais, avec son visage grimaçant, ses yeux de braise, sa barbe pointue et ses cheveux noirs qui pendaient raides sous son bonnet noir fourré, offrait du diable une image presque trop réussie. Mais sa voix, à la fois profonde et veloutée, était une joie pour l'oreille et distillait une étrange douceur.