- Entrez, dame, dit-il courtoisement. La maison vous est ouverte. Vous n'avez rien à craindre de moi.
Alors, elle entra et, avec une soudaine décision, referma la porte derrière elle, se coupant ainsi volontairement du reste de l’univers. Le sort en était jeté et elle était prête à affronter le destin qu’elle se choisissait. Plus rien ne devait la faire revenir en arrière.
Lentement et comme attirée par le regard étincelant du mire, elle descendit les quelques marches qui menaient à l’unique pièce ronde, un peu en contrebas, et qui était l'ancienne chambre funéraire. Le tout sans rien voir du décor cependant étrange de cette encore plus étrange demeure : ni la table, faite d'une dalle de pierre qui supportait un étonnant bric-à-brac de fioles, de bottes d’herbes, de pots fermés par des morceaux de vessie de porc, de vases aux formes bizarres, ni le foyer central flambant autour d'un trépied de fer dont les fumées se perdaient dans les hauteurs de la voûte pour rejoindre le trou pratiqué sur le toit, ni le grand coffre peint de couleurs vives, ni la chaire d’ébène polie garnie de coussins d’un rouge fané qui se dressait superbe et insolite dans cet antre de sorcier au milieu d'un menu peuple d'escabeaux plus ou moins bancals.
Ce fut pourtant vers elle que le regard de Sanche conduisit sa visiteuse avant que, du geste, il lui fît signe de s'asseoir, restant debout devant elle, les mains perdues au fond des manches de sa robe noire, usagée et de coupe presque monastique, mais dont les plis étaient resserrés autour de son corps maigre par une belle ceinture de cuir ouvragé.
Un moment, tandis qu’en déroulant lentement le voile qui enveloppait sa tête, Marjolaine s'efforçait de calmer les battements désordonnés de son cœur, Sanche scruta le ravissant visage, si pâle sous le cerne las des yeux, qui se révélait à lui, mais sans rien laisser paraître de ses impressions. Simplement, il attendait que sa visiteuse parlât.
- Je vous remercie, finit-elle par dire d'une voix un peu enrouée, de me recevoir à une heure si tardive car vous ne savez même pas qui je suis.
- Croyez-vous? Comment ne pas connaître la jeune et noble épouse d'un des plus riches bourgeois de Paris quand chacun s’accorde à vanter sa beauté et que...
D’un geste agacé, la jeune femme coupa court au compliment. Entendre parler de sa beauté était bien la dernière chose qu’elle souhaitât à cette heure.
- Que savez-vous encore? demanda-t-elle.
- Rien de plus que tout un chacun : que votre époux est mort voici peu de jours, qu’il a péri de mâle mort et que l’on a pris son assassin. Je sais aussi que vous vous refusez à exercer votre droit à la vengeance ou à la justice.
- Je n’ai pas à me venger d’un homme qui n’a rien fait, ni à mon époux qui lui avait volé sa femme ni à moi-même. Quant à la justice, elle est aveugle et croit n'importe quoi. Mais je ne suis pas venue ici pour parler de ce drame. Je suis venue vous demander votre aide.
- Contre qui?
- En vérité contre personne, sinon peut-être contre moi-même.
Sanche haussa les épaules.
- Elle vous est acquise si je le peux et si vous me payez!
- Vous aurez de l’or. Puisque vous savez tout, vous devez savoir que je suis riche.
- Je le sais. Que voulez-vous?
Cette fois le moment vraiment difficile était arrivé et les doigts de la jeune femme se nouèrent convulsivement.
- On dit, commença-t-elle, que vous tenez commerce de philtres, de charmes et autres choses défendues par l’Eglise.
- Cela se peut, fit le Navarrais avec une moue dédaigneuse, mais on ne saurait avoir besoin de « ces choses » lorsque l’on vous ressemble.
- On dit aussi que vous savez empêcher les enfants de grandir, que vous savez tordre les membres pour faire un estropié, changer un visage au point qu’une mère ne pourrait plus reconnaître son enfant. Que vous pouvez à votre gré guérir ou détruire.
A l’étonnement de Marjolaine, l’homme se mit à rire.
- N'en dites pas plus! Je sais depuis longtemps ce que l'on dit de moi et depuis plus longtemps encore, je sais à quel degré de sottise peuvent atteindre les ragots de carrefours. Mais, après tout, j'y trouve ma tranquillité : la peur est une bonne protection. A présent, que voulez-vous? conclut-il non sans rudesse.
- Je veux que vous me rendiez laide!
- Quoi? Vous voulez...
- Devenir laide, oui! Affreuse! Je veux que l'on cesse de me regarder avec envie, haine ou désir. Je veux que vous fassiez de moi un monstre qu’aucun homme n'ait envie d'épouser. Voilà ce que je veux. Le pouvez-vous?
Abasourdi, Sanche considéra longuement cette admirable créature qui, avec des larmes dans la voix, réclamait la laideur comme tant d'autres, disgraciées de nature, l'imploraient d'apporter une amélioration à leur aspect. C'était incompréhensible. A moins que cela ne représentât un nouveau piège tendu par ses nombreux ennemis. Il fallait voir.
- Il est bien plus facile de détruire la beauté que de la créer car elle est le privilège de Dieu.
- Dieu? Vous parlez de Dieu? Vous?
- Pourquoi pas moi? Parce que je suis aussi laid qu'un diable? L'enveloppe d'un homme et son âme ne sont pas toujours en accord parfait. Et vous, vous privilégiée entre toutes, vous que le Créateur a favorisée d'une beauté comme on en rencontre peu, voilà que vous en faites fi? Voilà que vous la repoussez?
- Qui vous dit qu’elle est l'œuvre de Dieu? sanglota Marjolaine. Elle ne m'a apporté jusqu'ici que souffrance et malheur et, demain, si vous ne m'aidez pas, elle m’apportera la mort, la plus horrible des morts. Elle me fait horreur.
Brusquement le mire se pencha, saisit entre ses doigts osseux les minces poignets de sa visiteuse pour l'empêcher de cacher entre ses mains son visage, déjà ruisselant de larmes.
- Regardez-moi! ordonna-t-il durement. Ouvrez les yeux et regardez-moi! Je veux savoir, vous entendez? Je veux tout savoir de vous si vous voulez que je vous aide car ce que vous demandez me semble le plus damnable des péchés, et je n'en chargerai pas mon âme sans savoir pourquoi. Parlez : pourquoi voulez-vous devenir un objet d’horreur? Croyez-vous que ce soit un bonheur que de traîner à travers une vie entière un visage comme le mien? Et je suis un homme! Allons, parlez!
Alors Marjolaine parla. A cet homme dont la figure évoquait Satan lui-même, elle fit la confession totale qu'elle n'avait pas pu se résoudre à faire, le matin même, à un prêtre de Dieu. Elle dit tout : comment elle avait été contrainte d'épouser Foletier, l'horreur de ses nuits, puis les concupiscences incessantes qu'elle rencontrait sur son chemin et, pour finir, le meurtre de son mari et l'aveu cynique fait par Etienne Grimaud. Enfin le marché abominable qu'il lui imposait.
- A présent vous savez, conclut-elle en essuyant ses yeux au revers de sa manche, et je pense que vous pouvez comprendre. Si je deviens laide, Etienne se détournera de moi et je pourrai au moins aller m’enfermer pour le reste de ma vie dans un couvent afin d’y vivre dans la paix de Dieu.
- Quel âge avez-vous?
- Je crois que j'ai dix-sept ans.
- Dix-sept ans! Et vous parlez de vous enfermer pour le reste de vos jours dans un couvent. N'avez-vous donc jamais songé à l'amour?
- Autrefois, si. Ce que j’en sais à présent ne m'inspire que dégoût et répulsion. L'amour est une monstruosité sale et répugnante. Je vivrai en paix quand les hommes se détourneront de moi et me rendront l'horreur qu'ils m'inspirent.