- Pauvre! Vous ne savez pas ce que vous dites! Mais pourquoi en ce cas ne pas fuir, dès cette nuit, pour un bon couvent?
- Parce que je voudrais essayer de réparer un peu le mal fait à un innocent à cause de moi. Je voudrais partir, à Pâques, avec ceux de Compostelle de Galice, afin d'adoucir le calvaire d'un malheureux et essayer de le sauver. Le couvent ne viendra qu'après.
- J'ai compris. Mais ne savez-vous pas que, pour vous rendre laide, il faudrait vous faire souffrir? N'avez-vous pas peur de la douleur?
- Si, mais je me suis efforcée de m'y préparer. Avec l'aide de Dieu et de Mme la Vierge, j'espère pouvoir la supporter.
Sanche se redressa et, tournant le dos à la jeune femme, se dirigea vers le foyer central qu’il tisonna avant d’y rajouter un fagot et quelques bûches. Puis il prit un pot de fer dans lequel il jeta quelques ingrédients avant de le déposer sur le trépied.
- Qu’allez-vous me faire? chuchota Marjolaine d'une petite voix écrasée d'angoisse.
- Je vais vous montrer quelque chose. Attendez-moi ici.
Avant que Marjolaine, surprise, ait pu protester, il était sorti, fermant soigneusement la porte derrière lui. Quand il revint, au bout de quelques minutes qui parurent autant de siècles à la jeune femme, il traînait après lui un homme en haillons, encore plus laid que lui-même par la vertu d’un énorme ulcère qui lui dévorait la moitié du visage. Le nouveau venu avait une jambe de bois et puait comme l’étal d'un tripier par forte chaleur.
- Voici Adam le Picard, fit le mire en amenant le misérable devant Marjolaine qui, révulsée, reculait le plus qu’elle pouvait au fond de son fauteuil. Comment le trouvez-vous?
- C’est vous qui?...
- Oui, c’est moi, dit Sanche avec une note de satisfaction dans la voix que la jeune femme trouva effroyable.
- Oh non! Tout de même pas ça!
Le mire se contenta de sourire. Alors, un stupéfiant miracle se produisit : les doigts osseux s’étaient posés sur la figure d'Adam, firent quelques gestes rapides. Et soudain l'affreux ulcère disparut comme par enchantement, laissant paraître une figure matoise, pas très belle sans doute mais parfaitement saine, tandis que le magicien jetait sur la table un morceau de peau tachée.
- Ce n’est pas possible! Je rêve! souffla la jeune femme dont les yeux effarés allaient du Navarrais à son bizarre compagnon.
Celui-ci s’esclaffa :
- Bien sûr que si c’est possible! Avec le mire tout est possible, ma jolie. Du grand art, hein, ma figure?
- Mais pourquoi?
- Parce qu’à la porte de l’église où j'implore la charité, mes malheurs font grand effet aux âmes sensibles, surtout quand je dis que j’ai reçu de la poix sous les murs d’Antioche pour la gloire du Christ. Ça me rapporte gros. Mais faudra voir à pas me vendre, la belle. Ça pourrait te coûter cher! En attendant, à ton bon cœur.
Il tendait une main dans laquelle Marjolaine, encore mal remise de sa frayeur et de sa surprise, mit une pièce d’argent que l’autre fit sauter avec une adresse de chat.
- Grand merci! Dis donc, Sanche, faudrait voir à me remettre en état. J’ai à faire cette nuit.
- Assieds-toi là.
Le miracle se reproduisit mais dans le sens inverse. En quelques minutes, l’ulcère fut remis en place, consolidé, et Adam le Picard avec un clin d'œil complice à l'adresse de Marjolaine clopina vers la porte et disparut comme un cauchemar, laissant derrière lui un silence stupéfait. Mais l'angoisse s’était envolée comme par enchantement du cœur de Marjolaine qui découvrait soudain des perspectives insoupçonnées, un avenir qui pouvait ne pas être d’horreur et de souffrance vécu sur les pierres glacées d’un moutier. Perdue dans ses pensées, elle en oubliait que le temps passait et Sanche la ramena à l’heure présente.
- Eh bien, que décidez-vous? fit-il. La nuit avance.
- Pardonnez-moi. Mais c’est tellement incroyable. Pourquoi faites-vous cela?
- Je vous l'ai dit, pour de l’argent. Adam m’a bien payé pour ce travail et j'aime l’argent. Sans compter que, du temps où nous vivons, il vaut mieux en avoir.
Marjolaine prit alors, dans l'aumônière pendue à sa ceinture, une bourse assez ronde qu'elle mit dans la main immédiatement tendue pour la recevoir. Sanche la soupesa puis, l'ouvrant, fit couler sur la dalle une douzaine de pièces d’or qui brillèrent sur la pierre grise.
- Je crois que je vais faire merveille, jeune dame! Votre amoureux pensera que vous vous êtes brûlée au vitriol romain, ou à l'huile bouillante, comme l’avait fait cette sainte dont j'ai oublié le nom pour échapper aux entreprises d'un proconsul romain. Cela m’étonnerait qu'il ait encore envie de vous épouser. D’ailleurs, j'ai commencé à préparer ce qu'il faut, ajouta-t-il en se dirigeant vers la mixture qu'il avait mise à cuire et qu'il retira du feu. Dites-moi, fit-il au bout d'un moment, est-ce que l'homme qui vous accompagne est sûr?
- Tout à fait. J'en réponds comme de moi. Il m'aime lui aussi.
- C’est bien ce que je pensais. Aussi vaudrait-il mieux le mettre dans la confidence car il s’agite beaucoup, là-dehors. J’ai eu du mal à le faire tenir tranquille tout à l'heure quand je suis sorti et je n’ai pas envie qu’il me fasse un mauvais parti, ou pire encore, lorsqu’il découvrira votre nouveau visage. Ce gardon est capable de me tuer.
- J’y pensais, dit Marjolaine. Il vaut mieux l’appeler et tout lui dire.
Lorsque Colin entra, son œil orageux s'adoucit considérablement en découvrant Marjolaine assise, paisible et souriante dans sa chaire confortable. Son soupir de soulagement aurait pu s'entendre à dix pas.
- Viens ici! ordonna la jeune femme. Prends cet escabeau et assieds-toi. Ce que j'ai à dire est grave car tu vas tenir ma vie entre tes mains.
- N’ayez crainte, elle sera bien gardée.
Tandis que le mire procédait aux préparatifs de la transformation. Marjolaine mit Colin au courant du péril qui la menaçait et lui expliqua ce qui venait d'être décidé. C'est dire qu’en quelques instants le jeune homme passa de la fureur au désespoir pour finalement s’apaiser et se mettre à réfléchir. Après quoi, il se tourna vers le Navarrais.
- Tu jures qu'elle ne souffrira pas? Qu'elle ne sera pas réellement abîmée?
- Sur tout ce que tu voudras, garçon. Sous l'emplâtre que je vais lui mettre, elle sera aussi belle et aussi pure qu'à cet instant. Mais il vaudra mieux que tu ne la regardes pas quand j'en aurai fini. Et puis, dans quelques jours, il faudra qu'elle revienne ici.
- Pourquoi?
- Parce que, si grave qu'elle soit, une brûlure finit toujours par guérir; il faudra que je la remplace par une cicatrice. Je suppose, ajouta-t-il en se tournant vers Marjolaine, que vous n'avez pas l’intention de retrouver votre aspect naturel avant de partir pour Compostelle?
- Non. Cela me sera protection contre les dangers de la route et des hommes. Je ne le retrouverai qu'au moment d'entrer au couvent que je choisirai au retour. J'en jure.
- Non! cria le mire. Ne jurez pas. Je vous le défends. Sinon je vous laisse comme vous êtes. Vous ignorez ce que la vie vous réserve et vous n'avez pas le droit de prendre ainsi un engagement aveugle. Peut-être qu’au retour vous n'aurez plus du tout envie de devenir nonne. El, si vous voulez mon sentiment, le tombeau de l’apôtre me semble un bon endroit pour y accomplir le miracle de votre guérison.
Marjolaine rougit de colère.
- Une tromperie? Une tricherie? Quelle honte! Jamais je ne ferai pareille chose.
- Vous auriez tort. Saint Jacques ne vous tiendrait certainement pas rigueur d’un petit miracle supplémentaire ajouté à sa liste déjà longue. Et cela vous mettrait définitivement à l’abri des entreprises du neveu. Vous pensez, une miraculée ! Alors ne jurez pas car, après tout, rien ne dit que vous reviendrez vivante de ce long et dangereux voyage.