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En le voyant venir vers elle, Marjolaine avait eu peur, si peur qu’elle avait bien failli tomber dans le marais pour chercher refuge derrière une touffe de roseaux. Barbe, sa nourrice, lui avait appris depuis longtemps la crainte de ces soudards errants qui hantaient parfois les campagnes, ribauds maraudant pour leur propre compte et plus habiles à trousser une fille qu’à faire la charité. Elle allait donc se précipiter dans l’eau quand quelque chose de plus fort qu’elle l’avait retenue : le visage du cavalier, à présent assez proche pour qu’elle pût le distinguer. Un visage mince aux traits fins, étonnant sur pareille carrure, des yeux glauques, gris-vert comme l'étendue trouble du marais, et par-dessus tout cela une tignasse noire que le vent échevelait. Tel qu’il était, il était apparu à l’adolescente comme la plus belle chose du monde, détrônant d’un seul coup le seigneur Aubry, son père, que Marjolaine avait jusqu’à présent considéré comme l’échantillon le plus achevé de la beauté mâle.

Le petit chemin, tracé sur la levée, n’était pas large et bientôt promeneuse et cavalier se trouvèrent face à face. Tiré de la vague méditation où l’avait plongé le pas paisible de son cheval, Adam de Marchais fronça un sourcil mécontent et grogna à l’adresse de la gamine en sabots qui l’empêchait de passer.

-    Allons, petite, fais-moi place!

-    Je... je voudrais bien, seigneur, mais il faudrait que j’entre dans l'eau et elle est bien froide.

La voix était douce avec des inflexions qui ne sentaient pas la campagne. Le jeune homme se pencha sur sa selle pour mieux voir celle qu’il avait prise d’abord pour une petite serve quelconque. Sous le capuchon, il aperçut de doux cheveux d’un blond presque blanc, un petit nez rougi par le froid et, sous de grands cils soyeux, les prunelles les plus bleues qu’il eût jamais vues.

-    Qui es-tu? Et que fais-tu dans le marais à cette heure? La nuit va bientôt tomber.

-    Je m’appelle Marjolaine des Bruyères. J’habite là-bas, ajouta-t-elle, tendant le bras vers la silhouette trapue de la Pêcherie.

Il avait eu un rire bref, un peu dédaigneux.

-    Ah! La nichée de messire Aubry et de dame Richaude! Et quel âge as-tu, damoiselle?

-    Douze ans, messire. Bientôt treize. A la prochaine Saint-Jean.

-    Quelle grande personne!

Brusquement, le comte se pencha sur le cou de son cheval, tendit les bras et enleva de terre la fillette qui, dans sa soudaine ascension, perdit l’un de ses sabots. Il l’assit devant lui et scruta son visage.

-    On dirait que tu es déjà mignonne. Tu as de bien beaux yeux, petite, de beaux cheveux et...

De sa main libre, car de l’autre il la tenait contre lui, il caressa doucement sa poitrine, s’attardant aux rondeurs naissantes avec un petit rire tandis que ses yeux pers devenaient plus troubles encore.

-    Tudieu! fit-il d’une voix un peu rauque. Tu feras une belle fille qu’il fera bon mettre dans son lit, plus tard.

Sans cesser sa caresse, il la serra plus fort contre lui, l’enveloppant de sa chaleur d’homme et d’un agréable parfum de cuir et de paille fraîche, puis posa soudain sa bouche sur les lèvres tendres qu’il sentit trembler.

Il s’y attarda longuement sans que l’enfant, stupéfaite et vaguement inquiète, réagît. Alors il la détacha de lui et la reposa à terre, mais de l’autre côté de son cheval.

-    On se reverra plus tard, Marjolaine des Bruyères, quand tu seras assez grande pour savoir rendre un homme heureux. A présent, rentre vite. Le soleil est parti et la lumière baisse. Ta nourrice a dû te dire que les mauvaises fées erraient la nuit sur les marais...

Néanmoins, elle le regarda s’éloigner, au trot allègre de son cheval cette fois. Elle tremblait des pieds à la tête, mais le froid n’y était pour rien. Le tremblement venait du plus profond d’elle-même. On aurait dit qu’il prenait naissance dans son ventre et, en même temps, elle se sentait triste tout à coup, avec une horrible impression d’abandon. Elle aurait voulu être encore contre Adam, sentir encore son odeur, et la dureté de son bras autour d'elle, et la douceur de sa main sur ses petits seins qui lui faisaient un peu mal, et la caresse de sa bouche...

Bientôt, il eut complètement disparu et Marjolaine se trouva vraiment seule. Elle chercha alors son sabot mais, ne le retrouvant pas, comprit qu’il avait dû tomber dans l'eau. Il allait falloir rentrer sur un sabot et un bas de laine, sans compter l’algarade qu’elle aurait avec sa mère pour lui apprendre à prendre soin de ses affaires.

Pour comble de malheur, il se mit à neiger et le vent souffla plus fort. La terre se couvrit d’une mince couche blanche, les branches des arbres qui poussaient ici ou là craquèrent dans le vent, mais Marjolaine ne sentait ni le froid humide ni la douleur que les pierres du chemin causaient à son pied. Elle revivait encore l’instant merveilleux où Adam de Marchais l’avait prise dans ses bras et, sans cesse, elle se répétait la promesse qu’il lui avait faite. « On se reverra! » Et, dès ce jour d’hiver, le jeune comte habita la grande chambre de la tour, bien caché au fond de la mémoire et du cœur de Marjolaine. Mais elle ne revit pas Adam de Marchais.

En épiant les nouvelles qui venaient à la maison, en écoutant parler son père qui avait assisté à l’événement, elle apprit que, peu après leur rencontre, il avait été armé chevalier par le comte de Vermandois et qu’il était parti avec lui pour rejoindre le roi à Paris. C’était en l'an 1137 et le jeune roi Louis VII, qui venait d'épouser la duchesse Aliénor d'Aquitaine, ramenait sa jeune épouse dans la ville. Il fallait que les plus grands seigneurs d'alentour vinssent faire leur cour, saluer la nouvelle reine qui arrivait avec une grande réputation de beauté et d'élégance. Une réputation qui se communiqua bientôt à sa cour, à son entourage et à la vie que l'on menait à Paris.

Mais tout cela, ces bruits lointains du temps, ne parvenait à la Pêcherie que par petits fragments qui n’apaisaient pas la faim de savoir habitant Marjolaine et ne faisaient qu'emballer, à vide, son imagination. A mesure que s’éloignait dans le temps sa rencontre dans le marais hivernal, les rêves de la fillette devenaient douleur et désenchantement. Comment, à la brillante cour de la reine, Adam de Marchais pourrait-il se souvenir encore de la promesse qu'il lui avait faite? Il devait y avoir tant de belles dames autour de lui, tant d'accortes damoiselles portant soies et velours. Toutes choses auxquelles les pauvres filles du pauvre sire Aubry ne pourraient jamais atteindre, sinon en rêve.

La vie, dans le manoir au bord des eaux dormantes, des joncs, des roseaux et des lys d’eau, n’avait vraiment rien de comparable avec ce qu’elle devait être chez le roi.

Vêtues comme moinillons, de bure l’hiver, de grosse toile l’été, Marjolaine et ses sœurs devaient, entre les interminables prières et offices auxquels les obligeait la dame des Bruyères, participer aux travaux ménagers multiples rendus nécessaires par la vie quotidienne d’une famille ne comportant pas moins de onze enfants et par une désespérante absence d’or ou d’argent, parfois même de bronze, dans l’escarcelle paternelle.

Les terres du seigneur des Bruyères étaient pauvres, avares et se composaient surtout de marais. Elles consentaient tout juste - et encore en rechignant beaucoup - à produire de quoi nourrir la maisonnée et à empêcher de mourir tout à fait de faim les trois ou quatre serfs qui les cultivaient. Aussi le personnel domestique du manoir se limitait-il à Barbe, la nourrice des enfants, et à sa nièce Jeannette, une gamine de l’âge de Marjolaine qui ne montrait guère plus de dispositions qu’elle pour le travail domestique.

Dame Richaude, la mère de la nichée, s’efforçait néanmoins de tenir son rang. Cela consistait pour elle à garder de sévères distances avec son entourage, même avec ses enfants, à préserver autant que faire se pouvait la blancheur de ses mains en leur évitant les travaux pénibles et en les enduisant quotidiennement de graisse de mouton, à fréquenter l'église beaucoup plus que la cuisine et à rendre de temps à autre, vêtue de ses meilleurs habits, de cérémonieuses visites à sa parentèle de Laon ou des environs.