On pouvait en douter. Il n'avait jamais été fort intelligent, maître Foletier et, pour être désincarné, son esprit n'avait peut-être pas fait beaucoup de progrès.
Le voile empêchait Marjolaine de respirer. Elle l'ôta puis posa, très doucement, un doigt sur sa joue gauche. Alors seulement, elle se mit à pleurer. De soulagement sans doute en pensant au mortel péril évité, mais aussi de crainte devant un avenir qui lui apparaissait sans joie, tout entier consacré à l'austère devoir. Un avenir où il n’y avait plus de place pour la ravissante et insouciante Marjolaine des Bruyères ni pour la petite épouse trop parée de maître Foletier. Un avenir qu’il lui fallait à présent chercher par le vaste monde, au péril des grands chemins, noble qui n’avait plus le droit de l’être et bourgeoise que les bourgeois n'acceptaient pas. Alors qu'elle eût tant aimé, comme une enfant malheureuse, rentrer simplement à la Pêcherie pour y retrouver la chaleur de la tendresse paternelle, la douceur de ses rêves d’autrefois.
DEUXIÈME PARTIE
LES VOIES DU SEIGNEUR
Deux yeux couleur de mer
C’était comme un soleil irradiant le chœur de la vieille basilique encore vaguement romaine. Le tombeau de Martin, apôtre des Gaules, reflétait la lumière des centaines de cierges allumés autour de lui sur le revêtement d’or, d'argent et de pierreries qui l'habillait. L'antique sarcophage en était tout recouvert et, chaque jour, à travers la grille dont on l'avait protégé, des mains implorantes se tendaient vers lui, avides de toucher les plaques de métal ciselé que leur contact polissait continuellement.
Il y avait alors plus de sept cents ans que, sur les bords de la Loire et tout près de la cité de Tours, le corps de Martin, soldat romain devenu par amour de l’humanité évêque et confesseur, de Martin, l’homme du manteau partagé un soir d'hiver, attirait les foules venues de tous les horizons pour implorer leur guérison. On disait qu’il avait ressuscité trois morts et rendu la santé à quantité de malades incurables. Des lépreux, des infirmes, des déments que l'on appelait des lunatiques et même des possédés du démon avaient été délivrés de leurs maux par le seul contact du tombeau. Aussi les pèlerins venaient-ils toujours plus nombreux vers celte espérance et il était de plus en plus difficile de protéger le sanctuaire.
Depuis la mort du thaumaturge, survenue vers l'an 400, trois bâtiments s'étaient succédé au-dessus de sa sépulture : un modeste oratoire de bois d'abord, puis une véritable église élevée par l'un de ses successeurs, mais qu'un incendie avait détruite en respectant toutefois le sarcophage, enfin une basilique, celle que l’on pouvait contempler, édifiée, après les terreurs de l'an mille, par la piété de l'évêque Henri de Buzançais. Mais, pour les moines de l'abbaye voisine qui l'entretenaient, il ne faisait aucun doute qu'il allait falloir procéder bientôt à une nouvelle construction car l'église, déjà, menaçait ruine. On avait fermé le transept sud dont les trop grandes foules avaient ébranlé les murailles.
Comme d'habitude, l'église était pleine à craquer lorsque Hughes de Fresnoy et son écuyer Bertrand s'efforcèrent d'y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants et surtout des malades s'y entassaient, attendant patiemment leur tour d'approcher le tombeau sacré par le déambulatoire qui entourait le chœur. Ils chantaient à plein gosier les louanges du grand saint Martin, tandis que des moines s'efforçaient de canaliser leur foule et de convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser la place aux autres. Ce n'était pas toujours facile car certains prétendaient demeurer là jusqu'à ce que leurs vœux fussent exaucés et se cramponnaient aux grilles en suppliant qu'on voulût bien les laisser là.
Peu patient de nature, Hughes entreprit de se frayer un passage. Il voulait, comme tout un chacun, faire ses dévotions dans le célèbre sanctuaire, comme on lui avait ordonné de le faire, mais surtout il souhaitait se débarrasser de ce qu'il considérait comme une corvée : se confesser à l'un des prêtres présents et, ensuite, obtenir le « billet » signé qui attesterait auprès de l'évêque de Laon l'accomplissement de la pénitence imposée. Après quoi, il n'aurait plus qu'à rentrer aussi vite que possible dans son cher Fresnoy. Mais pas trop vite tout de même, afin de pouvoir jouir un peu des agréments de ce beau pays de Loire où la vie semblait si douce et qui, en ce mi-avril, se parait de bien jolie façon d'herbe verte et fine et de jeunes feuilles fraîches au milieu desquelles commençaient à paraître les blanches fleurs des arbres fruitiers.
En bon noble sûr de son droit et de ses prérogatives seigneuriales, il se mit à jouer des coudes pour s'enfoncer comme un coin dans la masse humaine et, en général, misérable, tandis que Bertrand réclamait :
- Place! Place pour le noble baron de Fresnoy!
Certains s'écartèrent et Hughes put avancer, mais bientôt il se trouva devant une sorte de barrière : des hommes, des femmes portant uniformément de longs manteaux sombres et, pour la plupart, de larges chapeaux dont une coquille de plomb marquait le retroussis. Il était facile de voir qu'il s’agissait là d'une troupe de pèlerins de Saint-Jacques en route pour Compostelle car les vêtements étaient encore neufs et les mines vigoureuses. Ceux-là avaient dû quitter Paris à Pâques, Paris où se rassemblaient alors, chaque année, tous ceux qui venus des pays du Nord, du Nord-Ouest ou du Nord-Est souhaitaient prendre ensemble, pour être mieux protégés des dangers et des mauvaises rencontres, la longue route que l'on appelait le Chemin d'Etoiles parce qu'elle suivait la voie lactée. Le « Chemin de Saint-Jacques » comme les Rois mages avaient, jadis, suivi l'étoile de Bethléem.
Partis pour un si noble dessein, ceux-là n'étaient nullement disposés à céder la place à un quelconque seigneur et ils firent la sourde oreille aux appels de Bertrand. Il semblait impossible de franchir la barrière des manteaux noirs. Mais, apercevant un prêtre, Hughes, entêté, voulut forcer son chemin jusqu'à lui, donna un violent coup d'épaule qui lui attira la protestation indignée d'un homme de haute taille à la barbe grisonnante, vêtu avec une rigueur toute monastique mais dont la voix, profonde et cultivée, était de celles qui savent ordonner. En même temps, jaillissait le cri d'une femme sur le pied de laquelle Hughes venait de marcher.
Poliment mais fermement, le pèlerin pria le bouillant seigneur de se tenir tranquille et d’attendre son tour comme tout le monde.
- Tous ici nous avons parcouru une route déjà longue, soutenus par l'espoir d’une halte vivifiante auprès de ce saint lieu. Tous ici nous attendons sans impatience en chantant les louanges du Seigneur Dieu. Faites comme nous, mon frère!
- Je veux seulement parler à ce prêtre. Laissez-moi passer!
- Vous voyez bien qu'il prie. Ne le troublez pas.
- Mais je suis pressé. Très pressé même.
Et il voulut avancer de nouveau, mais le pèlerin le retint d'une main singulièrement vigoureuse pour un homme déjà âgé.
- Néanmoins, vous attendrez, mon frère. Le Seigneur a dit que les premiers seraient les derniers. Que vous soyez baron est de peu d'importance. Il n’y a ici que des hommes et vous troublez la prière et la joie de ces pauvres gens.
En effet, plusieurs pèlerins se tournaient vers eux, mi-curieux, mi-indignés. La femme dont le pied avait reçu Hughes et qui n’avait pas pour autant interrompu sa prière se retourna. Alors Hughes oublia totalement pourquoi il était là.
Jamais encore il n’avait vu d’yeux semblables à ceux qui le regardaient sévèrement par-dessus le bord d’un voile blanc drapé de façon à ne laisser voir qu'eux et une soyeuse mèche de cheveux d'un rare blond argenté, qui avait glissé de la coiffure jusque sur un sourcil.