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Une fois dans sa vie, Hughes avait pu contempler la mer et en avait gardé une impression inoubliable.

C'était dans la baie de Saint-Valéry où il s’était rendu pour un tournoi par un beau jour d’été. Et, durant un temps dont il avait été incapable de déterminer la durée, il était resté assis sur la plage, fasciné par l'immensité mouvante dont il ne pouvait pas dire si elle était plus bleue que verte, plus verte que bleue. A la nuit tombante seulement, quand la teinte magique était devenue bleu foncé puis violette, il était allé rejoindre les autres pour le festin. Mais pour une fois, il n’avait pas bu plus que de raison et, au lever du jour, il était retourné sur la plage. Hélas, le temps était gris, la mer couleur de mercure, houleuse et crêtée d’écume. C'était beau aussi, mais ce n'était plus pareil.

Or, les yeux de l’inconnue possédaient cette merveilleuse couleur et, en les contemplant, Hughes, incrédule, retrouvait l’enivrante sensation de paix et de bonheur qu'il avait goûtée sur la plage de Saint-Valéry.

Inconsciente de l'effet produit, la jeune femme au voile blanc se retournait vers le tombeau après avoir foudroyé l'importun du regard et reprenait son cantique tout en continuant à avancer, presque imperceptiblement. Hughes, alors, trouva tout naturel de la suivre, prit rang derrière elle et n'en bougea plus, sans voir le coup d’œil surpris que lui lançait le grand pèlerin, étonné d’une si soudaine accalmie.

Un moment plus tard même, sa voix, hésitante d’abord car il y avait bien longtemps qu’il n'avait chanté de cantique, rejoignait celle des pèlerins. Habitué depuis longtemps aux imprévisibles sautes d’humeur de son maître, Bertrand en fit autant.

Malheureusement, Hughes chantait faux, et entendre soudain derrière elle ce malappris qui avait failli lui écraser les pieds se mettre à écorcher une musique pieuse qu’elle aimait particulièrement acheva d’indisposer Marjolaine. La belle et sainte envolée de son âme partie rejoindre les hauteurs célestes s’était dissipée d’un seul coup, chassée par cet imbécile qui non seulement lui avait fait mal mais offensait à présent ses oreilles, en admettant qu'il n’offensât pas celles de Dieu.

Se penchant vers Aveline qui avait mal dormi la nuit précédente à cause de la trop grande fatigue et qui somnolait appuyée à un pilier, elle chuchota :

-    Viens, nous rentrons.

-    Mais, et le tombeau? Nous ne l'avons pas encore touché.

-    Nous irons après les vêpres.

Habituée à suivre Marjolaine sans jamais chercher à comprendre la raison de ses évolutions parfois inattendues, Aveline quitta docilement son pilier, assez satisfaite, au fond, à l’idée de regagner la maison-Dieu de l’abbaye où les dames hospitalières prenaient si gentiment soin de vous. Se faufilant habilement et renonçant à regagner le grand portail obstrué par la foule, les deux femmes réussirent à rejoindre le portail du transept nord, proche voisin des murs d’enceinte de la petite cité de « Martinopolis », consacrée au culte du saint et édifiée tout près de Tours. Longeant la haute tour Charlemagne qui couronnait l’église, elles se dirigèrent vers l’abbaye.

Odon de Lusigny, le grand pèlerin qui était en quelque sorte le chef des pèlerins de langue d'oïl, les vit partir mais ne chercha pas à les retenir, devinant que l’intrusion du baron avait déplu à cette jeune femme à laquelle il s'intéressait depuis le départ comme à un cas peu banal, une sorte de rareté sur ce chemin de Compostelle qu'il entreprenait pour la troisième fois.

Les lamentations des servantes et les bavardages habilement dosés de dame Aubierge avaient tissé, en effet, autour de Marjolaine une sorte d'auréole tragique assez proche d’une réputation de sainteté. Le voile blanc que la jeune femme portait continuellement sur la tête et qui ne laissait libres que les yeux quand elle se trouvait dans un endroit éclairé inspirait tout à la fois la crainte et le respect joints à une espèce d’horreur sacrée. On disait que la jeune veuve du pelletier avait, de ses propres mains, détruit une beauté trop parfaite afin de demeurer fidèle à la mémoire d’un époux assassiné. On disait aussi que son visage n’était qu’une plaie affreuse. On disait encore qu'elle s’en allait en Galice, moins pour obtenir une guérison qu'elle ne souhaitait pas que pour prier afin d'obtenir le salut et le repos de l'âme inquiète du mari volage. On disait enfin... Mais que ne disait-on pas quand, dans l'imagination populaire, le goût du merveilleux se mêlait à cet étrange besoin de pénitence et d’incessante rédemption qui était l'une des caractéristiques des gens de ce temps-là?

Pour sa part, Marjolaine avait un peu honte d'une réputation acquise à trop bon compte, mais elle découvrit aussi qu'en la lui octroyant, Aubierge avait fait preuve de sagesse en lui assurant une certaine tranquillité, sans compter le respect de ses compagnons de voyage.

D'autant que ceux-ci avaient pu remarquer, dès le départ, la sollicitude pleine de miséricorde que la veuve de la victime montrait au meurtrier supposé. On voyait là l’expression d'une charité chrétienne parvenue à son plus haut degré, bien que l’homme condamné au pèlerinage dans les pires conditions eût tout ce qu’il fallait pour inspirer la pitié.

Marjolaine, pour sa part, savait bien qu'elle n’oublierait jamais le matin d'avril pluvieux où, sous des rafales de vent aigre, les pèlerins s'étaient réunis pour entendre la messe et recevoir l'ultime bénédiction devant le portail délabré des deux vieilles églises, Notre-Dame et Saint-Etienne, qui marquaient le centre de l’île de la Cité [1 - Notre-Dame de Paris dont l'évêque, Maurice de Sully, devait entreprendre la construction vingt ans plus tard, occupe l’emplacement de cette double église]. Si délabré même, que nombre de riches bourgeois, dont feu Gontran Foletier, jugeaient ces églises indignes de leur ville et pensaient qu'il serait temps de les jeter bas pour en construire d'autres.

Pour bien montrer qu'il n'était pas un pèlerin comme les autres, Ausbert Ancelin avait été amené au lieu du rendez-vous dans une charrette, comme s’il devait aller au gibet. Un moine chargé de le surveiller tout au long du voyage l’accompagnait.

Le condamné avait dû, avant la messe, faire une sorte d’amende honorable qui d’ailleurs n’en avait pas été une, car il s’était contenté de clamer son innocence à tous les échos. Et pour la première fois, Marjolaine avait pu voir de près cet homme dont le sort tragique, et tellement injuste, la hantait depuis la mort de Foletier. Elle débordait de compassion pour lui, une compassion qui se mêlait de honte puisqu'elle n’avait pas le courage de risquer la mort pour tenter de faire éclater son innocence. Mais elle savait que les mesures d'Etienne étaient bien prises et qu'Ausbert Ancelin n'aurait pas été sauvé pour autant...

Le pèlerin forcé était un homme vigoureux, de trente-cinq ans environ, mais deux mois passés dans les geôles de l’abbaye, et surtout le chagrin et l’angoisse de son sort immérité, l’avaient considérablement amaigri et pâli. Grand et blond comme le sont souvent les Normands dont il avait du sang, il paraissait osseux et sa peau avait une vilaine couleur d’un gris jaunâtre. Il avait un curieux visage sans réelle beauté, mais non dépourvu de charme par la vertu de traits singulièrement expressifs striés d’une multitude de rides précoces. Ces rides étaient dues surtout à l’heureux caractère d’Ausbert qui, jusqu’à son malheur récent, avait aimé à rire et à chanter tout au long du jour quand il maniait les outils d’un métier auquel il portait un véritable amour. Le rire s’était éteint, mais les plis tracés par les joies d’autrefois n’étaient pas encore effacés.