Les moines de Saint-Denis avaient lavé le pénitent avant le départ et lui avaient donné une tunique et des braies décentes pour remplacer les vêtements pourris par la prison, mais ils n'avaient pas jugé bon d’y ajouter un manteau, et le malheureux tremblait visiblement sous l’aigre brise de cc matin de Pâques précoces, brumeux et froid. Ses pieds nus, qu’une chaîne, assez longue pour permettre la marche et assez légère pour n’être pas une entrave, reliait l’un à l’autre, étaient déjà maculés de boue et, s’il s’efforçait de faire bonne contenance, le chagrin marquait son visage mangé de barbe et surtout ses yeux bruns rougis par trop de larmes dont le regard avait perdu tout éclat.
Marjolaine, alors, s’était approchée de lui, fendant le cercle de curiosité qui s’était formé autour de sa misérable silhouette. Elle portait sur son bras un grand manteau de bure bien épaisse qu’elle avait jeté sur ses épaules, et un chapeau de pèlerin qu’elle avait placé sur sa tête. Le tout sans se soucier des murmures mi-approbateurs, mi-scandalisés de l’assistance. Certains savaient qui elle était et peut-être aurait-elle essuyé quelques injures s’il n’y avait eu ce masque de voile, dont, déjà, on se chuchotait la provenance.
Le moine chargé de la garde du condamné avait voulu protester.
- Si le seigneur abbé n’a pas jugé bon de donner de manteau, est-ce à vous, ma fille, de le faire?
- Le seigneur abbé, dit-elle d’une voix haute et claire, a remis cet homme au jugement de Dieu qui, s’il le juge bon, lui permettra de revenir vivant. Il n’a pas dit qu’il était défendu de lui faire la charité, car ce serait prévenir la décision du Seigneur. D’autres auraient fait, sur la route, ce que je viens de faire ici. Et c’est mon devoir de chrétienne de porter secours à mon prochain dans le besoin.
Quelque chose alors s’anima dans le regard d’Ausbert Ancelin.
- Dame, balbutia-t-il d’une voix timide et douce qui contrastait avec sa carrure, pourquoi faites-vous cela? pourquoi vous soucier de moi que vous ne pouvez que haïr?
- Parce que, sur le salut de mon âme, je crois que vous n’êtes pas coupable du crime dont on vous accuse, Ausbert Ancelin, répondit-elle, haussant encore la voix pour qu’on pût l’entendre sur le parvis [1 - Qui était à peu près le sixième du parvis actuel]. Et que, si Dieu doit disposer de vous, encore faut-il éviter de paraître lui dicter son jugement.
Deux larmes roulèrent alors sur les joues ravagées du malheureux.
- Dame, fit-il encore, même si je dois mourir dans un instant, je jure sur le salut de mon âme qui m'est plus cher que tout, je jure que je n’ai pas tué votre époux.
- J'en ai toujours été certaine. Soyez en paix, pauvre homme, et songez à vous garder en vie afin que puisse éclater votre innocence.
Une acclamation avait alors salué ses paroles. Une bande d'escholiers descendus de leur montagne Sainte-Geneviève ovationnait la jeune femme, huant la justice des moines et clamant, dans le vent du matin, le nom de leur ancien maître, Pierre Abélard, mort l'année précédente au prieuré de Saint-Marcel sans avoir eu droit de reprendre un enseignement qui attirait à lui de grandes foules.
- Maître Abélard n'aurait pas permis cette honte! cria l'un d'eux, un grand garçon qui paraissait leur chef. Enlevez la chaîne! La route est assez dure et longue pour qu'un homme y laisse la vie.
- Les moines de Saint-Denis ne s'y connaissent pas plus en justice qu'en histoire! cria un autre. Ils haïssaient Abélard parce qu'il les empêchait de nier les actes des apôtres et qu'il prêchait la vraie charité!
- A bas, les moines! A bas, Suger! Honte à eux! Et damnation si l’homme est innocent!
- Le Christ a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur! » Où est leur douceur? Où est leur charité?
Le tumulte commençait à s’installer. Certains, parmi les pèlerins, protestaient. Des soldats s’avancèrent vers les étudiants, mais ceux-ci, braillant de plus belle, s’égaillèrent comme une volée de moineaux et s’enfuirent à travers les vignes dont se couvrait leur montagne, regagnant en hâte leur collège où ils se savaient inexpugnables. L’agitation se calma dès qu’ils eurent disparu. Les prêtres, devant Notre-Dame, tracèrent une dernière bénédiction sur les bourdons que tendaient les pèlerins et l’on partit, justement par le chemin qui, à travers les vignes, montait vers le sommet de la savante montagne.
Le chef des pèlerins entonna l’antique chant de marche qui retentissait depuis deux cents ans déjà sur la route de Saint-Jacques et rythmait si bien la marche.
E ultreia
E sus eia
Deus aia nos [1 - Et outre, et sus, Dieu nous aide]
Ceux qui allaient à pied venaient en tête, groupés d’instinct derrière cet Odon de Lusigny dont les nombreuses croix et coquilles qui couvraient son manteau et son chapeau proclamaient qu’il était un habitué des chemins sacrés. Ensuite venaient ceux qui feraient la route à cheval ou à dos de mule et qui devaient retrouver leurs montures, de l’autre côté de l’eau, au chevet d’une petite chapelle dédiée à saint Séverin qui avait été jadis précepteur du jeune prince Clodoald échappé aux fureurs de son oncle Clotaire.
Colin attendait là avec trois vigoureuses mules destinées à Marjolaine, à Aveline et à lui-même. Mais quand il eut rejoint les deux femmes, tous trois continuèrent la route à pied, ainsi que Marjolaine l'avait choisi, au moins pour cette première étape, les mules ne devant servir, dans son esprit, qu’en cas de trop grande fatigue.
Ceux qui partaient étaient une soixantaine, hommes et femmes venus de Flandre, de Champagne et môme d'Allemagne ou d'Angleterre. Ils avaient rejoint ceux de Paris qui n'étaient guère qu’une dizaine. Ils se groupaient par région ou par affinités, chaque groupe se donnant un chef, mais certains choisissaient de voyager à l’écart afin peut-être de se sentir plus seuls en face de Dieu, mais sans trop s’éloigner de façon à bénéficier tout de même de la protection des autres.
Hormis Odon de Lusigny qui l’avait accueillie. Marjolaine n'avait guère, au départ, prêté d'attention à ses compagnons de route. D'ailleurs, durant toute la première étape, on avait beaucoup prié afin que Dieu accorde à ces errants un heureux voyage et elle s'était associée passionnément à cette prière commune. Elle lui donnait une occasion nouvelle de remercier le Seigneur pour lui avoir inspiré l’idée salvatrice de rencontrer Sanche le Navarrais. Sans lui, où serait-elle à cette heure? Liée, le désespoir au cœur, à un homme qui lui faisait horreur ou bien morte. La seule idée de ce qui aurait pu lui arriver si elle avait choisi le martyre la réveillait encore la nuit, trempée de sueur et le cœur fou, croyant sentir sur elle pour l’étouffer lentement le poids de la terre grasse.
Elle s’était efforcée de pardonner à son inquiétant neveu, comme l'exigeaient les lois de la pénitence et celles du pèlerinage et, en ce qui la concernait personnellement, elle y était arrivée, mais elle ne pouvait pardonner le crime commis et, moins encore, les souffrances de l'homme dont, à quelques pas derrière son dos, elle pouvait entendre tinter les chaînes. Et si elle espérait de tout son cœur qu'Ausbert Ancelin sortirait vainqueur de l'épreuve, elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que, tôt ou tard, la justice divine s’abattrait, redoutable, sur le véritable coupable.
Passé Longjumeau, ses odorantes tanneries et son joli pont sur l’Yvette, on atteignit le prieuré clunisien de Longpont, élevé un siècle plus tôt par une pieuse dame, Hodierne de Montlhéry, et l'on y vénéra, avant de reprendre la route, une antique statue de la Vierge et de l’Enfant trouvée miraculeusement jadis au creux d’un chêne et déjà l’objet d'un culte fervent au temps des druides.