Выбрать главу

-    Tant pis! Si saint Martin souhaite le guérir, il le guérira, mais moi j'ai ordre de veiller à ce qu'il expie son forfait. Et je vais le lever.

Il se penchait pour arracher les couvertures, mais déjà Marjolaine s'était élancée et, les bras en croix, barrait l’accès du lit.

-    Et moi je dis que vous n'y toucherez pas, dussé-je ameuter toute l'hôtellerie pour la prendre à témoin de votre cruauté. Vous avez l'ordre de veiller à ce qu’il ne s’échappe pas, à ce qu’il aille jusqu’au bout du chemin; vous n’avez pas reçu ordre de le tuer car je vous rappelle qu’il n’est pas condamné, sinon à s’en remettre au jugement de Dieu. Si le Seigneur veut qu’il meure, il mourra, mais sans votre assistance.

La fureur du moine se tourna instantanément vers elle.

-    Une fois de plus, femme, vous vous interposez entre moi et mon prisonnier. Vous oubliez la condition de votre sexe et, en outre, il est impudique, pour une veuve, de porter tant d’intérêt à un homme, surtout quand cet homme a tué son époux.

-    Je dis, moi, qu’il est innocent et je ne cesserai jamais de le dire.

-    Ce qui vous rend suspecte au premier chef. Vous le défendez trop et l’on pourrait imaginer que votre indulgence n’est peut-être que de la reconnaissance, sinon un sentiment plus tendre. De là à penser qu’il était peut-être votre amant...

-    Vous n’avez pas honte, mon frère? tonna Odon de Lusigny qui venait d’entrer dans la salle.

-    Honte de quoi? De dire ce que chacun pense?

-    Vous aggravez votre cas en proclamant que tous ces braves gens, partis avec nous pour le service de Dieu, nourrissent les mêmes idées sordides que vous. Laissez cet homme, frère Fulgence, j’en aurai soin moi-même, et allez seul au tombeau pour déverser devant lui vos péchés de cruauté, de calomnie et de jugement téméraire. Dieu serait à plaindre s’il n’avait que des serviteurs tels que vous.

-    Alors, vous aussi osez vous opposer à moi, le mandataire du très haut et très puissant seigneur Suger, abbé de Saint-Denis?

-    J’ose en effet et j’oserai plus encore si vous ne vous tenez en paix. Tant que je mènerai notre troupe, ceux qui la composent recevront de moi aide et secours car je m’en tiens pour comptable. Et personne, moi vivant, n’essaiera de dicter à Dieu sa conduite. Sinon je vais trouver de ce pas l’évêque de Tours qui se trouve être un peu mon cousin pour lui demander de vous relever de votre mission et de me la confier. Choisissez.

-    Vous n'avez pas le droit! Vous n'êtes ni prêtre, ni moine, ni...

D’un geste brusque Odon écarta sa robe de pèlerin, découvrant dessous une autre robe plus courte, barrée sur la poitrine d'une grande croix rouge.

-    Je suis chevalier du Temple! Moine et guerrier de Dieu, j’ai plus de droits que vous. Et si, pour ce voyage, j’ai choisi d’oublier ce que je suis, ne m’en faites pas souvenir. Et oubliez-le, vous aussi! (Comprenant qu’il était battu, Fulgence choisit de disparaître, tandis qu’Odon refermait sa robe et souriait aux deux femmes.) Puis-je vous demander, mes sœurs, de garder le secret? Il n'a rien de répréhensible car je fais ce voyage par ordre du grand maître, mais je préfère que l'on me croie simple pèlerin.

Rassuré par leurs réponses, il sortit à son tour, tandis que dame Léonarde et Marjolaine revenaient se pencher sur le blessé. Ausbert reposait dans une pénible torpeur traversée par instants de longs frissons et de paroles indistinctes. Il était très rouge et semblait souffrir.

-    Il me paraît bien mal, dit Marjolaine inquiète. Ne peut-on rien faire pour le soulager?

-    Nous ne faisons que cela, bougonna l’hospitalière. Notre sœur apothicaire renouvelle trois fois par jour l'emplâtre de farine et de miel pour tenter de faire sortir l’humeur de ce pied qui est cause de tout le mal, mais cela ne semble pas donner de grands résultats.

-    Si vous permettre, murmura derrière les deux femmes une voix hésitante agrémentée d’un fort accent étranger, je pouvoir peut-être faire quelque chose.

Elles virent alors qu'un petit bonhomme, presque aussi bizarre que son discours, avait brusquement poussé sur les dalles du dortoir. Sur son corps aussi large que haut, il portait une robe qui avait dû être blanche autrefois, mais qui ne se voyait plus guère. Ses cheveux montraient la peau du crâne par une curieuse tonsure en forme de hache. Ils ressemblaient à un toit de chaume frais et retombaient en frange sur son front. Quant à la figure, cuite et recuite par trop de soleil et de vent, elle semblait taillée un peu n’importe comment par un sculpteur négligent qui avait jugé bon de faire obliquer le nez vers la droite. Mais les yeux, du bleu candide des fleurs de lin, trouaient le cuir brun de cc visage comme deux minuscules fenêtres ouvertes sur un ciel d’été.

Voyant que les dames le regardaient avec curiosité, il rit et salua gauchement, les mains au fond de ses manches.

-    Vous pouvez quelque chose pour ce malheureux, étranger? demanda Léonarde. Pouvez-vous nous dire qui vous êtes?

-    Je être Bran Maelduin. Je venir grande monastère à Bangor, dans l’île d'Irlande. Je savoir un peu médecine.

Le visage sévère de l’hospitalière s’éclaira d’un sourire de bienvenue.

-    Nous connaissons bien ici le puissant monastère de Bangor, mon frère. Voici peu de temps, nous avons eu le bonheur d'accueillir ici son ancien prieur, l’évêque d'Armagh. Pardonnez-moi si j’écorche son nom, très difficile : Ma... Malachie, je crois?

L'Irlandais fronça un sourcil indigné.

-    Quoi vous dire? Quel nom? Chez nous dire Maol-Maodhog Ua Morgair. Pas difficile du tout. Je être sa cousin et je rejoindre lui, après sacré voyage, chez grand abbé Bernard.

-    Si vous préférez parler latin, proposa Léonarde qui avait quelque peine à suivre le discours du petit moine que l'accent rendait d’une audition épineuse.

-    Merci grandement mais facilitation coupable! Je ici pour prière et pénitence mais aussi pour le apprendre. Montrer le pied à moi.

De nouveau on souleva l'emplâtre qui couvrait la peau rouge et enflée par l'œdème. Bran Maelduin se pencha dessus, renifla, tâta d'un doigt aussi léger qu’une aile de papillon, hocha la tête et finalement déclara :

-    Pas beau. Vous avoir racine... euh... lilia candida?

-    Des oignons de lis? Nous en avons au jardin, mais naturellement ils sont enterrés en attendant de fleurir dans un mois.

-    Vous chercher ça! dit-il en montrant ses deux mains aux doigts écartés. Vous laver terre, vous porter ici.

-    Vous voulez qu’on déterre dix oignons de lis? s'écria Léonarde scandalisée. Mais le frère jardinier ne voudra jamais! Il les réserve pour la Très Sainte Mère de Dieu.

-   Si pas déterrer lilia, fit Bran Maelduin péremptoire, bientôt enterrer homme. Chercher racine, cuire deux dans lait et seigle farineux puis mettre sur pied. Trois le jour! ajouta-t-il en montrant trois doigts.

-    Il faut faire, trois fois par jour, des cataplasmes avec deux oignons cuits dans du lait avec de la farine de seigle? traduisit Marjolaine. C'est bien cela?

Enchanté d'être si bien compris, l’Irlandais secoua énergiquement la tête et dédia à la jeune femme un large sourire.

-    Oui. Il faut faire.

-    Eh bien, soupira dame Léonarde résignée, on peut toujours essayer.

Et elle s'en alla circonvenir le frère jardinier. Puis avec l'aide de Marjolaine qui s'était mise à son service, elle prépara le premier cataplasme que l’on appliqua tiède sur le pied du malade sous l’œil approbateur de Bran Maelduin qui s’était institué garde-malade pour surveiller l'effet de son traitement et s’installait sur un tabouret au chevet d’Ausbert, toujours à demi inconscient, après avoir réclamé un grand pot de tisane de sauge qu’il entreprit de lui faire boire.