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-    Peut-être, après tout, sommes-nous en train de nous faire un conte. Je n'ai peut-être aperçu qu’un ouvrier passant sur le chantier et il se peut qu’une pierre, mal posée, se soit détachée juste à cet instant. Il y a des coïncidences.

-    Mais tu n’y crois pas. Et moi non plus.

-  Alors, tout ce que nous avons à faire c'est aller prévenir le seigneur Odon de Lusigny, le chef des pèlerins, des soupçons qui nous sont venus. Après tout, c’est à lui de veiller sur son troupeau. Il devra prendre des précautions, veiller plus étroitement sur cette dame. Mais j’ai bien peur qu’il ne nous traite d’illuminés.

Les deux hommes longeaient la Loire et, d’un accord tacite, s’arrêtèrent sur une levée herbue qui descendait doucement jusqu’à l’eau. Le fleuve, encore gros des récentes pluies qui avaient lavé le paysage et nourri l’herbe jeune, roulait des eaux jaunâtres entre les doux coteaux où s’installait le printemps. Le soleil encore timide jouait à cache-cache parmi des nuages blancs et faisait de la Loire un fleuve de nacre traversé d’étincelles. En face d’eux, au-delà de l’île que le grand pont reliait aux deux berges, ils pouvaient voir s’étager les blanches maisons de ce qui n’était plus que le faubourg de Saint-Symphorien après avoir été le berceau même de Tours, et les imposants bâtiments de la grande abbaye de Marmoutier, jadis fondée par saint Martin lui-même. Elle était en passe de devenir l’une des plus puissantes de la chrétienté depuis que le pape Urbain y était venu, en 1095, prêcher la croisade sainte. C’était un tableau d’une grande beauté et d'une paisible majesté.

Mais, de tout cela, Hughes ne voyait pas grand-chose, s’il se laissait volontiers baigner par cette douceur de lumière et de paysage. Il suivait des yeux le vol bleu-vert d’un martin-pêcheur souligné de l’éclair argenté du poisson que l’oiseau venait de pêcher. Et il crut voir une larme au bord des yeux qui l’avaient ensorcelé.

Descendu de cheval, Bertrand vérifiait la sangle de sa selle ou faisait semblant, et ne disait rien, respectant un silence dont il savait qu’il était toujours malsain de le troubler quand le baron choisissait de se taire...

-    Écoute, dit enfin Hughes, nous allons ici nous séparer.

Les doigts de l’écuyer marquèrent un arrêt, mais il ne dit rien, attendant ce qui allait venir.

-    Tu vas rentrer à Fresnoy et tu diras à sire Gerbert qu’il devra veiller sur mon fief plus longtemps que je ne le pensais.

-    Combien de temps? fit Bertrand d’une voix égale.

-    Je ne sais pas. Le temps qu’il faut pour aller à Compostelle de Galice et en revenir, si Dieu m’accorde d’en revenir. Tu aideras et serviras mon frère de ton mieux et puis tu iras aussi voir l’évêque Martin pour lui dire que, touché par la grâce, j’ai décidé de ma propre volonté d’allonger la pénitence qu’il m’avait imposée.

-   Vous voulez partir, après-demain, avec le pèlerinage?

-   Oui. Et n’essaie pas de m’en dissuader. Tu as raison, je pourrais prévenir Odon de Lusigny, le prier de veiller sur Marjolaine, mais il mène une troupe trop nombreuse pour pouvoir se consacrer à une seule personne. Et moi, je ne vivrai plus tranquille si je la sais en danger! Je veux moi-même veiller sur elle. Et ne me dis pas que je suis fou! Il est possible que je le sois mais, outre que personne n’aime se l'entendre dire, je tiens à ma folie.

-    Aussi ne le dirai-je pas, mais...

-    Pas de mais! Je ne veux rien entendre. Je suivrai les errants de Dieu et toi, tu rentreras au logis.

-    Non!

Les yeux fulgurants d’Hughes se posèrent, hautains, sur le visage paisible de son écuyer.

-    Qu’as-tu dit? J’ai mal entendu.

-    Je ne crois pas. J’ai dit non. C’est clair. Cela veut dire que je ne retournerai pas à Fresnoy. Pas sans vous en tout cas. Et ne me dites pas que vous pourriez me faire périr sous le fouet pour avoir refusé de vous obéir, cela aussi je le sais. Seulement vous n’avez plus aucun droit sur moi dès l’instant où je suis touché par la grâce, moi aussi. Depuis un instant, en effet, je me sens pèlerin dans l’âme. Et il serait injuste à vous, criminel même, de vous en aller quérir votre salut en me refusant à moi le droit de faire en même temps le mien.

Jamais de sa vie Bertrand n’avait prononcé si long discours et Hughes, stupéfait, avait suivi ce flot de paroles, débitées d’un ton tranquille d’ailleurs, sans trouver seulement la force de l’interrompre.

-    Tu n’as jamais autant parlé, Bertrand!

L’autre sourit de son curieux sourire qui se contentait d’étirer les lèvres sans découvrir les dents.

-    Je ne parle que dans les grandes circonstances ou quand le jeu en vaut la chandelle. Il est probable que cela ne me reprendra pas avant longtemps. Ainsi donc, nous partons ensemble avec les pèlerins. Vous savez qu’il faut que le chef nous accepte?

-    S’il refuse, nous suivrons de loin. Nul ne peut nous empêcher d’aller où nous le voulons. Le chemin est à tout le monde et le saint ne refusera pas un dévot de plus.

-    Même si ses desseins sont de terrestre amour et non d'amour divin?

-    Cela, je le saurai là-bas. s’écria Hughes avec passion. S’il agrée ma prière, Mgr saint Jacques fera un miracle de plus. Il guérira cette fleur blessée que l’on appelle Marjolaine.

Halte à Sainte-Catherine-de-Fierbois

Le traitement de Bran Maelduin opéra sur Ausbert Ancelin une sorte de miracle. En vingt-quatre heures, l’abcès mûrit et commença à suinter. Le petit moine Irlandais l’incisa alors avec une parfaite habileté, le vida autant que possible, lava la plaie avec du vin, puis plaça un nouvel emplâtre destiné à favoriser l’expulsion des sanies qui pourraient se former encore et finalement pansa le tout de linge propre.

Cette opération n’alla pas, bien sûr, sans déchaîner l'indignation du frère Fulgence qui surveillait son prisonnier comme un chien veille sur son os et déclarait furieusement toutes ces « douilletteries » incompatibles avec une pénitence subie selon la règle. Mais, à toutes ses injonctions, Bran Maelduin se contentait de répondre : « Je ne pas comprendre », préférant de beaucoup laisser l'autre débattre la question avec Odon de Lusigny, dame Léonarde. Marjolaine et Nicolas Troussel qui s’étaient pris d’un prodigieux intérêt pour l’homme à la tonsure en forme de hache. A eux quatre ils formaient autour du blessé un barrage difficile à franchir. Mais quand Fulgence, le pansement dûment mis en place, tenta une fois de plus d’arracher Ausbert à son lit, l’Irlandais, qui s'était écarté de quelques pas pour laver ses mains tachées de sang, se déchaîna. Attrapant son confrère par le col de sa robe, il lui fit en même temps un vigoureux croc-en-jambe qui l'envoya à terre avec la vitesse de l'éclair.

-    Miserere mei, frater, fit hypocritement Bran Maelduin, employant le latin pour être bien certain d’être compris, tandis que son adversaire se relevait péniblement, encore éberlué de ce qui venait de lui arriver. Si vous voulez qu’il marche demain, il faut le laisser tranquille encore cette nuit, ajouta-t-il dans la même langue.

-    Eh bien, nous verrons demain. Mais il faudra bien qu'il marche, dussé-je ameuter la foule contre vous.

Quand vint, pour les pèlerins, l'heure de quitter la maison-Dieu, une scène analogue faillit se reproduire lorsque Fulgence exigea que les fers, enlevés au pénitent pour pouvoir soigner son pied enflé, lui fussent remis. Bran Maelduin protesta. Il se mettait même en position de combat quand Ausbert Ancelin lui-même s'en mêla.

-    Laissez-le me les remettre, mon frère, dit-il doucement à son irascible défenseur. Je crois que je pourrai les supporter puisque ma cheville n'est plus enflée. C'est déjà beau que vous ayez réussi à me soigner et à chasser le mal. Je vous en ai grande et profonde gratitude. Mais à présent je dois me soumettre. Vous vous feriez un ennemi.