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Les fers furent remis, puis les choses recommencèrent à se gâter. Fulgence exigeait que les linges fussent ôtés : Ancelin devait aller pieds nus. Alors les hurlements indignés de Bran Maelduin en appelant à la justice divine contre la cruauté du moine qui voulait sans doute infecter de nouveau le pied blessé roulèrent sous les voûtes de la salle et ameutèrent tous les pèlerins dont certains étaient au réfectoire et d'autres déjà dans la cour. Odon de Lusigny accourut et régla définitivement le conflit en décidant que le pansement resterait en place.

-    Il ne s'agit pas d'une chaussure, mais d'une protection contre la saleté. L'autre pied demeurera nu. Quant à vous, mon frère, c'est le dernier avertissement que je vous donne. Ou vous cessez de tourmenter cet homme, ou je vous chasse. Sœur Léonarde, veuillez, s’il vous plaît, trouver une paire de béquilles pour cet homme afin de l’aider dans une marche qui, de toute façon, sera pénible.

Aux premiers rayons du soleil qui se levait au milieu de la plus rose aurore, les pèlerins se retrouvèrent devant la basilique afin d'entendre la messe et de recevoir les dernières bénédictions avant de prendre le chemin du Sud. La halte de Tours avait fait grand bien à tous. Les mines des bien-portants étaient reposées, les malades avaient repris des forces, les vêtements avaient été dépoussiérés, nettoyés, le linge lavé et, dans les besaces et les panières, fromage et pain frais libéralement distribués par les gens de la ville attendaient l’occasion de réconforter les voyageurs, tandis que les gourdes s’étaient emplies d’un joyeux vin de Loire, présent de l'évêque. Les pauvres avaient reçu aumône en vue des gués et des péages à venir et tous se sentaient pleins de courage pour entamer la seconde partie du chemin.

Cela s'entendit à l'ardeur que l’on mit dans les répons et les chants de la messe célébrée devant le grand portail afin que tous puissent y avoir part.

Pour la première fois depuis que l'on avait quitté Paris, Marjolaine suivit l'office sans vraiment s'y intéresser. L'accident qui avait failli lui coûter la vie en était cause en grande partie. Elle en avait été profondément troublée. D'abord pour une raison quasi superstitieuse, voyant dans cette pierre tombée sans raison du ciel un signe de mécontentement du Seigneur. Durant la nuit d'insomnie qui suivit, elle avait cherché la raison profonde d'une si haute désapprobation. En quoi avait-elle irrité Dieu? Était-ce en se prêtant à une supercherie pour échapper à un sort que, peut-être, « on » lui avait de tous temps destiné? Était-ce en tentant de secourir un homme condamné par l'Eglise? Encore que cette dernière hypothèse lui parut improbable puisqu'elle avait, de ses propres oreilles, recueilli l'aveu cynique du véritable coupable. Alors?

Au matin, elle était presque décidée à abandonner le pèlerinage, à retourner à Paris, à arracher la fausse cicatrice qui tiraillait sa joue et à s'abandonner finalement à la justice divine quand Colin était apparu. Très sombre, il avait commencé par tancer vertement Aveline en lui reprochant de ne pas veiller suffisamment sur sa maîtresse et de se prélasser tandis qu'elle courait seule les pires dangers. Il criait si fort que Marjolaine, indisposée, avait crié encore plus fort que lui. Qu’est-ce qu'il lui prenait de s'attaquer à une innocente? Et en quoi la présence d'Aveline eût préservé sa maîtresse d'une pierre en train de glisser?

-    En rien, fit Colin. Mais elle est là pour vous aider et, comme moi-même, pour veiller à ce qu'il ne vous arrive rien. Je m'en veux assez de ne pas avoir fait mon service avec assez d'attention. Mais elle non plus. Désormais, il y en aura toujours un de nous deux qui surveillera vos entours : devant, derrière, au-dessus et sous vos pieds.

-    Es-tu devenu fou? C’était un accident simplement.

-    Non. On a tenté de vous tuer. C’est le seigneur qui vous a sauvée qui me l’a dit, assez durement d'ailleurs, en m'accusant de ne pas faire mon travail. Et il avait raison.

-    Il t'a dit qu'on avait voulu me tuer?

-    Exactement. Son écuyer a vu quelqu’un près de la pierre au moment où elle est tombée.

-    C'est impossible. Qui peut en vouloir à ma vie?

-    Je n’en sais rien. Lui non plus d’ailleurs, mais je vous jure que je vais ouvrir l'œil et quiconque tentera la moindre chose contre vous y laissera ses os.

Ayant ainsi appris que le fameux signe du Ciel n’en était pas un. Marjolaine ne s’était sentie que très peu soulagée. Simplement ses questions sans réponses possibles avaient changé d’objectif. Et elle eût peut-être passé une seconde nuit blanche si Aveline, agacée de la sentir s’agiter, se tourner et se retourner sans cesse, n’avait fini par lui faire avaler une tisane calmante qu’elle était allée demander à dame Léonarde.

Le jour qui se levait promettait d’être clair et, dans la lumière pure du matin, prières et chants semblaient monter plus droit, plus aisément que d’habitude. Quand le temps était ainsi, Marjolaine adorait ces instants offerts à Dieu où la route de la journée semblait mener vers quelque paradis. Pourtant, ce jour-là, le cœur de la jeune femme demeurait inquiet et plus lourd qu’il ne l’avait été depuis le départ car, en arrivant sur le parvis, la première personne qu’elle aperçut fut le seigneur de Fresnoy et, en le revoyant, elle éprouva une curieuse émotion.

Un grand manteau sombre négligemment rejeté sur ses larges épaules, découvrant une simple tunique de laine noire ceinturée de cuir et d’argent, il se tenait très droit sur sa selle et semblait attendre quelque chose. Les longues mèches noires de ses cheveux brillaient comme la robe de son cheval dans les premiers rayons du soleil et la peau de son visage dur parut à la jeune femme refléter un peu de cette lumière nouvelle. Quand elle entra dans son champ de vision, elle reçut le choc de son regard vert, soudain étincelant, qui s’attacha à elle et ne la lâcha plus.

Troublée sans trop savoir pourquoi, apeurée même, comme devant un danger encore caché mais que les nerfs devinent, elle pressa le pas en détournant les yeux pour atteindre les rangs les plus proches de l'autel, ce qui était pour elle une manière de se protéger. Mais le poids du regard vert demeura sur sa nuque et elle en eut une conscience aiguë. C’était comme une brûlure à laquelle il était impossible d’échapper.

Elle n’eut pas longtemps à se demander pourquoi l’étranger était là car, aussitôt, elle entendit sa voix toute proche. Il discutait avec Odon de Lusigny auquel il venait de remettre l’agrément de l’évêque de Tours l’autorisant à prendre part au voyage vers Compostelle, ainsi que le voulait la règle pour chaque pèlerin. Or, cette recrue ne semblait guère convenir au templier et, malgré elle, Marjolaine tendit l’oreille pour deviner ce que les deux hommes se disaient.

-    Je croyais vous avoir conseillé de retourner chez vous, sire baron, reprochait Odon de Lusigny. D’où vient que je vous retrouve ici à cette heure et décidé à vous joindre à nous?

-    Ne puis-je, entraîné par l’exemple, avoir choisi de faire avec vous quelques pas sur le chemin du salut? La route est à tout le monde, mon frère, et chacun peut choisir de s’y engager quand bon lui semble.

La voix, ironique, arrogante même, n’avait pas grand-chose de l’humilité requise pour entamer un voyage pieux. Peut-être Fresnoy cherchait-il à prendre le chef des pèlerins au piège de la colère mais il n’y réussit pas.

-    Sans doute. Pourtant, avant de vous autoriser à vous mêler à ceux que je mène, je désire savoir quel est le but réel que vous poursuivez car si vous souhaitez seulement porter le trouble dans une âme innocente et chercher à l’entraîner dans le péché, je ne vous accueillerai pas.