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Quand ils en franchirent les portes, la ville éclata autour d’eux comme un feu de joie. Résidence favorite de la duchesse Aliénor, devenue reine de France, dont le superbe château flanqué de sa tour Maubergeon proclamait la puissance et la richesse, Poitiers était alors en plein épanouissement grâce à l’influente protection dont elle bénéficiait. Marchands et artisans s’y associaient, comme à Paris, dans les communautés de métiers dont l’influence pesait de plus en plus fortement sur la vie de la cité. Un air de prospérité se laissait respirer dans les rues étroites aux boutiques bien achalandées, aux auberges pleines d'activité, aux visages aimables et ouverts de ses habitants comme aux places où tailleurs de pierre et « imagiers » étaient à l'œuvre pour la plus grande gloire de Dieu sur des chantiers d’églises en construction qui promettaient d’être magnifiques et dignes de la capitale d'une grande reine.

Toute la ville résonnait des marteaux, non seulement des bâtisseurs, mais aussi des armuriers car les heaumes et hauberts de Poitiers étaient célèbres, pour la solidité et la perfection, jusque dans les terres les, plus lointaines, jusque dans l’île d'Islande. Cette renommée attirait les marchands flamands et vénitiens aux grandes halles neuves de la ville et si l’essai de commune que les gens de Poitiers, forts de leur richesse, avaient tenté en 1137, n'avait pas abouti, du moins la colère royale avait-elle été fort tempérée et la ville n'en avait en rien souffert.

Odon de Lusigny avait prévenu ses compagnons que l'on passerait deux nuits à Poitiers afin de pouvoir vénérer convenablement les trois saints patrons de la ville : Notre-Dame, à laquelle on était en train d'élever l'un des plus beaux sanctuaires jamais vus, le grand saint Hilaire, faiseur de miracles réputé, et la presque aussi grande sainte Radegonde, reine jadis mariée au sauvage roi Clotaire Ier, une effroyable brute qu'elle avait choisi de fuir. Il leur promit d'ailleurs de leur raconter, en temps utile, les merveilleuses histoires de ces deux derniers et, tout en gagnant l'hospice Saint-Jacques, neuf lui aussi et bâti pour les marcheurs de Compostelle au sud-ouest de la ville près de la porte de la Tranchée, les pèlerins anticipaient déjà entre eux les plaisirs du lendemain et les nombreuses grâces qu'ils allaient retirer de leurs pieuses visites. Modestine et son lugubre époux, qui d'ailleurs avait toujours mal aux dents, en pleuraient presque de joie.

Seules, Marjolaine et son Aveline ne participaient pas à l'allégresse générale, même si l'une d'elles s'efforçait courageusement de faire semblant. Aveline, pour sa part, ne prenait même pas la peine de cacher le chagrin qui l'habitait depuis que l'on avait vu le baron et son écuyer disparaître dans la brume d'un matin pluvieux. Elle larmoyait pour un oui ou pour un non, ce qui avait le don d'agacer prodigieusement Colin.

-    En voilà des pleurnicheries pour un grand tranche-montagne avec qui tu n'as pas dû dire vingt paroles! Si j'étais notre dame, je te battrais un bon coup pour te remettre les idées à l'endroit!

-    Notre dame Marjolaine ne sait pas ce que c'est que battre quelqu'un. Et toi, mêle-toi de tes affaires et me laisse pleurer si je veux.

Certes non, Marjolaine n'avait pas envie de battre sa petite suivante. D'autant qu'elle se sentait tout de même responsable de ce chagrin. Elle l'enviait, au contraire, de pouvoir donner libre cours à ses sentiments sans être retenue par un respect humain dont elle n'avait que faire mais dont elle-même, fidèle par force à l'image irréelle qu'Aubierge lui avait forgée, devait rester prisonnière. Pourtant, ce qu'elle éprouvait n'était pas vraiment de l'affliction. En fait, elle enrageait surtout de constater à quel point la disparition d'Hughes de Fresnoy lui était pénible. Avait-elle fait assez d'efforts, cependant, pour se persuader elle-même du fait qu'il était, avant tout et uniquement, un être odieux et détestable! En dépit de cela, elle était obligée d'admettre, au plus profond de son cœur, que cet être impossible lui manquait et qu'à ne plus sentir, dans les longues marches, la chaleur de son regard sur sa nuque et ses épaules, elle ressentait une impression de froid et de solitude.

Sans doute allait-il falloir beaucoup de temps et beaucoup de patience pour effacer le souvenir de ce qui aurait pu être le plus délicieux des péchés. L'interminable chemin allait lui laisser tout loisir de ressasser les instants trop courts où elle avait cru entendre son propre cœur battre à un rythme différent. Peut-être trouverait-elle alors la réponse à la question qu'elle se posait sans cesse depuis la nuit de Sainte-Catherine : était-ce donc cela l'amour?

Le drame qui éclata au soir du second jour à Poitiers lui offrit de nouvelles matières à réflexion sur l’étrange puissance de cet amour et sur ce qu'il pouvait être lorsqu'il était totalement vécu.

Les pèlerins venaient de rentrer à l'hospice après une journée bien remplie, les yeux encore éblouis de ce qu'ils avaient vu : la châsse de saint Hilaire, ruisselante d'or et bosselée de pierreries, plus riche encore peut-être que celle de saint Martin, les splendeurs de sainte Radegonde et surtout la fabuleuse imagerie que des hommes simples aux mains de lumière faisaient fleurir sur la façade de Notre-Dame-la-Grande encore en construction. Ils avaient vu Adam et Eve, et le Serpent, les Prophètes, l'ange de l'Annonciation, la touchante Nativité, les apôtres, saint Hilaire et saint Martin et bien d'autres merveilles encore, telle la grande abbaye bénédictine de Montier-neuf où reposaient sous de superbes tombeaux les ducs d'Aquitaine, comtes de Poitou, ancêtres d’Aliénor.

Tous ces chantiers mettaient dans la cité une vie intense. Les pierres neuves se renvoyaient les lumières et créaient, au détour des rues étroites, de grands éclats éblouissants. Les voies ramenaient toutes aux parvis. Les échafaudages, noircis par les intempéries, n’en prenaient pas moins, sous le soleil, une couleur de vermeil qui en faisait autant d’entrelacs précieux, tendus comme de gigantesques toiles d’araignées, sur les monuments en train de naître. Sur ces toiles d'araignées œuvraient, au péril de leur vie souvent, des hommes vêtus de blanc qui, avant de gagner leur dangereux travail du jour, avaient souvent demandé une absolution et la sainte communion.

A contempler tant de beauté pure, Marjolaine avait un peu oublié son tourment. Elle se sentait lasse et, n’ayant pas faim, elle souhaitait seulement dormir une grande nuit pour être dispose au matin suivant.

Elle venait de regagner la petite chambre qui lui avait été attribuée, par chance, pour Aveline et elle seules, quand la jeune Pernette fit irruption dans la pièce et, secouée de sanglots, vint s’abattre à ses pieds.

-    Dame, par pitié, dame, sauvez-moi, sauvez-nous!

Ce fut si soudain que Marjolaine, stupéfaite, ne trouva rien à dire sur l’instant. Curieusement, ce fut Aveline qui réagit la première et se précipita vers la jeune femme qui étreignait les genoux de Marjolaine en sanglotant de plus belle et suppliait, hors d’elle, qu’on voulût bien la sauver. Elle essaya de la relever, mais Pernette se cramponnait comme se cramponne à une branche quelqu’un en passe de se noyer. Elle tremblait de tout son corps et Marjolaine revenue de sa surprise joignit ses efforts à ceux d’Aveline.

-  Calmez-vous, mon petit, dit-elle doucement. Personne ne vous fera de mal si je peux l’empêcher. Et d'abord relevez-vous et venez vous asseoir auprès de moi. Il faut me dire ce que je peux faire pour vous.