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Un peu calmée par sa voix apaisante, la petite se laissa relever et conduire jusqu'au lit où Marjolaine s'assit auprès d'elle. Mais elle pleurait toujours et ses mots entrecoupés étaient à peu près impossibles à saisir. Il était question d'un oncle, d'un danger mortel, de Pierre. Mais impossible de démêler tout cela. En désespoir de cause. Marjolaine lui fit avaler un peu d’eau fraîche, ce qui n'alla pas sans hoquets mais, finalement, Pernette retrouva suffisamment le contrôle d'elle-même pour raconter ce qui venait de se passer : en rentrant à l'hospice avec les autres, elle avait soudain aperçu deux cavaliers couverts de poussière qu’elle avait reconnus avec terreur car c'étaient deux hommes qu’elle espérait bien ne plus jamais revoir. C’était cela qui avait causé la panique dont elle tremblait encore.

-    Vous comprenez. Ces deux hommes sont mon oncle qui est aussi mon tuteur, et son fils.

-    Et vous en avez si peur? Mais pourquoi? demanda Marjolaine.

-    Parce que je me suis enfuie de chez eux. Mon oncle veut me faire épouser son fils et je l’ai en horreur!

-    Mais, voyons, comment cela peut-il être possible? N'êtes-vous pas déjà mariée avec ce garçon qui vous accompagne?

Pernette enfouit son visage dans ses mains et se remit à pleurer.

-    Non... Nous ne sommes pas mariés... pas vraiment!

Elle raconta alors son histoire, une histoire bien simple et bien triste : celle d'un amour entre gens qui n'auraient jamais dû se rencontrer. D'abord, elle ne venait pas de Suresnes mais de Pontoise, la petite cité royale à laquelle le feu roi Louis VI avait apporté tant de soins. Doublement orpheline car sa mère était morte en couches et son père, un petit seigneur des environs, avait été tué, assez étrangement, dans une embuscade tendue par des brigands dont on n'avait plus jamais entendu parler, elle avait été élevée par son oncle, seul tenant à présent du fief paternel. Or, de sa mère qui les lui avait légués en mourant, Pernette avait quelques biens, quelques terres dont l’oncle tenait à assurer la propriété à son fils en le mariant à sa pupille.

Si le cousin avait été un garçon semblable à beaucoup d’autres, c'est-à-dire s'il avait pu faire un mari possible, Pernette n’aurait jamais songé à fuir sa maison. Mais il était laid et contrefait, et c’était surtout une jeune brute sournoise et cruelle dont les instincts auraient fait honte au moins sympathique des animaux. La seule idée de passer une nuit avec lui révulsait d’horreur la jeune fille.

Quand l’âge lui était venu de se marier, elle comprit qu’il allait lui falloir se défendre. Mais comment, alors que l’oncle, remplaçant naturel du père, avait sur elle tous les droits? Elle en venait peu à peu, et cela en dépit d’une foi profonde, à songer au lit de l'Oise comme au suprême recours qui pouvait lui rester. C'est alors que l'amour, et le plus inattendu de tous, était entré dans son cœur.

De la façon la plus subite et aussi la plus simple, Pernette s'était éprise de Pierre qui, cependant, était bien loin d’elle par la condition. C’était un jeune apprenti charpentier qui travaillait alors à la construction de Saint-Maclou, la belle église neuve qui s'élevait à Pontoise. Pernette et lui s'étaient rencontrés à la messe, et le premier regard échangé avait été définitif : chacun d'eux y avait mis tout son cœur. Mais en fille bien élevée, Pernette n'avait rien fait pour revoir le jeune homme. C’était lui qui l’avait suivie discrètement pour voir où elle habitait, qui l’avait attendue lorsque accompagnée d’une servante - facilement achetée - il l'avait rencontrée aux offices ou quand elle se rendait dans Pontoise pour les achats nécessaires à la vie du petit manoir familial. L'oncle Mathieu, en effet, était veuf depuis de longues années et jugeait normal de laisser à Pernette les tâches d'une maîtresse de maison.

Peu à peu, l’amour avait grandi entre les deux jeunes gens au point de devenir, pour l'un comme pour l'autre, l'unique raison d'exister. Aussi, quand l'oncle avait annoncé à Pernette que ses fiançailles avec son cousin Guy auraient lieu le dimanche suivant celui de Pâques, Pierre et sa douce amie s’étaient affolés. Il fallait faire quelque chose et les idées les plus folles leur étaient venues. Pierre voulait même tuer l'affreux cousin, et Pernette avait eu beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il serait pris, pendu et qu'alors elle n'aurait plus qu'à reprendre son premier projet : piquer une tête dans la rivière pour en finir avec une existence dépourvue désormais du moindre charme. Restait la fuite à deux avec le risque d'être repris et toutes les conséquences désagréables qui pourraient en découler.

Et puis, l'idée miraculeuse était venue. Pierre avait un cousin qui, pour échapper à l'enfer d’une épouse odieuse, était parti un beau matin pour la Galice. Il en avait rapporté de grandes grâces et, surtout, une assurance qu'il n'avait jamais eue. Une telle considération dans son village que la femme impossible s’était faite son humble servante. Le cousin racontait les miracles de toutes sortes qui s’accomplissaient au tombeau de l’apôtre. Alors, peu à peu, à travers ses récits naïfs et enthousiastes, s’était implantée chez le jeune homme l’idée que tout devenait possible dès l'instant que l’on allait prier sur le tombeau du tout-puissant intercesseur.

Pernette et Pierre avaient donc décidé de partir ensemble. Ils s'étaient confessés à un vieux moine qui avait vu naître la jeune fille et qui, simple et miséricordieux, avait accepté de les unir en mariage afin qu’ils ne s'engagent pas sur la voie de l’irrémissible péché. Mais il avait exigé d'eux la promesse formelle de rester chastes durant toute la durée du saint voyage afin d'expier la faute commise en se passant de l’autorisation familiale. A Compostelle, s'ils y arrivaient vivants, ils pourraient demander une nouvelle bénédiction et considérer leur mariage comme valable.

Ils deviendraient alors des époux véritables à qui nul ne contesterait ce droit puisque aussi bien ils n’avaient aucune intention de revenir au pays.

Tous deux avaient juré. Le moine leur avait remis alors l’autorisation de départ au nom de Pierre L’aubier accompagnée de sa femme. C’était d’ailleurs une protection supplémentaire puisque Mathieu d’Oigny ne savait rien du roman de sa nièce et ignorait même jusqu’à l’existence du jeune homme. Et deux nuits avant le grand départ, les fugitifs avaient gagné Paris pour se mêler à la troupe des pèlerins. Hélas, toutes ces précautions n’avaient servi à rien puisque l’oncle et le cousin avaient su retrouver leur trace et qu’ils étaient arrivés jusqu’à Poitiers.

-    Je vous en supplie, dame Marjolaine, aidez-nous! Si vous ne le faites, nous sommes perdus. Ils tueront Pierre et me ramèneront de force.

-    Croyez-vous qu’ils m’écouteront, moi qu’ils ne connaissent pas?

-    Vous peut-être pas car ils méprisent les femmes et leur faiblesse, mais messire de Lusigny vous a en haute estime. Si vous lui parliez...

Déjà Marjolaine était debout.

-    Restez ici. J’y vais. Il faut se hâter! Ferme cette porte derrière moi, ordonna-t-elle à Aveline, et ne laisse entrer personne.

Elle se mit aussitôt à la recherche d’Odon de Lusigny.

Dans la cour entourée d’arcades, elle l’aperçut, assis sur une pierre. Il causait avec le grand charpentier que l’on avait pris à Tours tout en profitant d’un dernier rayon du soleil qui avait brillé toute la journée. Le soupir de soulagement qu’elle allait pousser s’arrêta dans sa gorge car, à l’entrée de ladite cour, elle vit soudain deux hommes poussiéreux dans lesquels, grâce à la description qu’en avait faite Pernette, elle n’eut aucune peine à reconnaître Mathieu d’Oigny et son fils Guy. Ce dernier était vraiment d’une laideur abominable et la pitié qu’elle éprouva soudain pour Pernette, menacée d'être livrée pour la vie à cet avorton, renforça sa détermination de l’en sauver à tout prix.