- Nous vous dirons ce que nous aurons décidé, ajouta-t-il avec un sourire. Je crois que vous en avez acquis largement le droit.
Le jeune homme salua, sourit et s’esquiva, tandis que Lusigny se tournait vers Pierre qui, à peine eut-il aperçu sa Pernette, s’était précipité sur elle et l’entourait de ses bras.
- Cc n’est ni le lieu ni l’heure des effusions, lui dit-il avec sévérité.
- Je sais, mais j’ai eu si peur de la perdre. Vous ne savez pas ce que je viens de souffrir.
- Oh, c’est simple, dit tranquillement Bénigne, je me suis demande un moment si je ne serais pas obligé de l’assommer pour le faire tenir tranquille. Ce garçon était déchaîné. Il voulait à tout prix venir pourfendre l'oncle.
- Elle est ma femme devant Dieu! s'écria le jeune homme révolté. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de la défendre, de nous défendre?
- Parce que vous n'auriez rien pu défendre du tout, dit Marjolaine. La seule chose que vous auriez réussi à faire, c'eût été de détruire notre ouvrage et, à cette heure, Pernette serait sans doute aux mains du seigneur d'Oigny et vous en route pour la prison. Peut-être pour pis encore.
- Je savais quels risques nous allions prendre et je n'ai jamais demandé à personne de me protéger. Je veux...
- En voilà assez! gronda Lusigny. Tu as de l'audace, mon garçon, d'oser élever la voix ici. Songe à regarder tes fautes avant de proclamer tes droits. Tu as détourné de ses devoirs une fille de noble maison, alors que tu es du peuple, tu l'as enlevée et vous vous êtes introduits parmi nous grâce à un mensonge.
- Quel mensonge? Nous sommes mariés.
- Oserais-tu jurer que ton mariage est valable? Avais-tu sollicité l'autorisation paternelle que détenait son oncle?
Pierre haussa les épaules.
- N'aurait-ce pas été le meilleur moyen de la perdre à jamais? Nous n'avions pas le choix.
- Peut-être, mais nous l'avions, nous, le choix. Le droit féodal nous ordonnait de rendre Pernette à sa famille et de te remettre toi à la justice. Nous ne l'avons pas fait. Mieux encore, pour vous sauver nous avons menti, dame Marjolaine et moi, de façon éhontée : elle qui est l'honneur de ce voyage, moi qui suis chevalier! Il nous faudra faire pénitence pour cela. Y penses-tu?
Maté, Pierre baissa la tête puis, humblement, s'agenouilla devant le templier.
- Pardonnez mon emportement, sire chevalier. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, je l'aime tellement que l'idée de la perdre me rend fou.
- Pourtant, il va falloir vous séparer. Pour un temps tout au moins.
Instantanément, Pierre fut debout, de nouveau prêt au combat.
- Nous séparer? Jamais!
- J'ai dit : pour un temps seulement. Et tu dois accepter car c’est ta seule chance de vivre ensuite avec elle tous les autres jours de ta vie. (Rapidement, il raconta la scène qui s'était déroulée dans la cour, il dit comment il avait fini par jeter dehors les deux Oigny et il dit aussi sa conviction que les choses n'en resteraient pas là.) Ou je me trompe fort, ou ces deux hommes vont nous suivre afin de surveiller Pernette. Toi, dès maintenant, tu es attaché à Bénigne Prêt-à-bien-faire, maître charpentier ici présent.
- Et les autres? Ceux qui sont partis de Paris avec nous? Que vont-ils penser? Si les autres nous suivent, ils seront vite renseignés.
- Je ne crois pas car vous agirez de façon que personne ne s'étonne. Quant aux étrangers, ils ne vous connaissent même pas.
- Bien. Je voyagerai avec maître Bénigne. Si c'est cela la séparation, elle ne sera pas bien pénible. Je pourrai voir Pernette tout le jour et la nuit, vous le savez, nous ne dormions ensemble qu’au milieu de tous.
Odon de Lusigny poussa un soupir et vint, lentement, poser sa main sur l’épaule du jeune homme.
- Non, car Bénigne ne nous accompagne pas à Compostelle. Il nous quittera avant Saint-Jean-d'Angély, dans trois jours, et cela pour accomplir une mission de la plus haute importance. Tu devras le suivre, garçon.
- Alors j'irai avec lui, s'écria Pernette. Il n’y a aucune raison pour que je ne le suive pas.
- Si, il y en a une, et très grave. Si vous ne poursuivez pas la route avec dame Marjolaine, Mathieu d’Oigny vous cherchera, vous trouvera et mettra alors en danger mon plan ou plutôt le plan du Temple qui ne saurait être mis en péril de quelque façon que ce soit. Au retour, vous irez rejoindre votre époux.
- Mais où va-t-il? Où pourrais-je le retrouver?
Ce fut Bénigne qui se chargea de la réponse.
- Avec votre permission, messire, laissez-moi leur expliquer. Ils comprendront alors qu'ils ont eu une grande chance de s'embarquer avec nous mais que, pour en bénéficier entièrement, il faut qu'ils jouent le jeu. (Puis, se tournant vers Pierre :) Écoute, garçon. Puisque tu es l’époux, elle te doit obéissance et ce sera à toi de décider en connaissance de cause puisqu'à présent tu sais qui je suis.
- Vous me l'avez dit tout à l'heure, dit le garçon avec un respect qu'il ne semblait pas disposé à accorder au chef des pèlerins. Vous êtes Bénigne Prêt-à-bien-faire, passant du Saint Devoir de Dieu.
- Qu'est-ce donc? ne put s'empêcher de demander Marjolaine.
- Plus tard, si vous le voulez bien, noble dame. Sachez seulement que c’est un titre très significatif pour un jeune compagnon charpentier ou tailleur de pierre. Maintenant, il me faut expliquer à ce garçon la mission dont je suis investi.
- Excusez-moi, s’il vous plaît, fit Marjolaine un peu vexée.
- Voilà des mois que, par ordre de Mgr Robert de Craon, grand maître du Temple de Jérusalem au service duquel j’ai mis tout ce que je sais, j’étudie sur les côtes de Normandie l'art de construire ces bateaux rapides qui, durant tant d'années, ont amené sur nos terres les pirates vikings, et même de les améliorer afin qu'ils puissent entreprendre de nombreux voyages sur la mer infinie, à la découverte des terres inconnues qui s'étendent au-delà. A présent, j'ai appris ce que je voulais savoir et je peux construire aussi bien des bateaux solides qu'établir les chantiers et aménager, pour eux, un port.
- Mais il n’y a pas de terres au-delà de la mer, dit Pierre. Il n'y a qu'un abîme sans fond où se précipitent ses eaux emportant les imprudents qui osent s'y aventurer.
Bénigne sourit, ce qui conféra à son rude visage un charme enfantin.
- Il y a bien des choses que tu ignores, garçon, mais ce n'est pas de ta faute car bien peu en connaissent plus que toi. Sache qu'en Orient, le grand maître est entré en possession d'antiques documents qui disent d'étranges choses dont le Temple veut s’assurer la véracité. C’est pourquoi il veut des bateaux, c'est pourquoi nous allons en construire.
- Où cela?
Du regard, Bénigne interrogea Lusigny. Pouvait-il en dire davantage encore? Ce fut le grand pèlerin qui choisit d'assumer la suite.
- A quelques dizaines de lieues d’ici, dans un village au bord de l'océan que l'on appelle Rochella et où, déjà, nos frères ont obtenu quelque terre.
Bénigne ouvrit des yeux pleins de surprise.
- Je croyais, messire, que nous nous installions à Châtelaillon qui possède déjà bien des installations.
- Cela a été changé. Je te l’aurais dit en temps utile. Depuis que le duc d'Aquitaine, père de la reine Aliénor, a ravagé trop facilement Châtelaillon, cet endroit nous est devenu suspect. En outre, la mer semble gagner sur une langue de terre qu’elle pourrait peut-être faire disparaître dans un temps assez proche. Rochella, avec son plateau calcaire bien abrité au fond d’une baie et défendu, côté terre par des marécages, peut et doit devenir un grand port. C'est de là que partiront les navires du Temple pour découvrir les terres dont parlent les documents. C'est là que tu rejoindras les frères qui t’attendent déjà, toi et l'or promis.