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Et il avait repris ses études comparatives touchant la noblesse un peu argentée des environs de Laon.

Il n’avait pas eu le temps de les mener bien loin car, de la façon la plus imprévisible qui soit, un épouseur s’était présenté. Celui-là n’était pas noble le moins du monde, mais il était fort riche. C’était un bourgeois de Paris, un maître pelletier de quarante-cinq ans. Il se nommait Gontran Foletier et, pour sa première rencontre avec sa future épouse, il avait bien failli se faire écharper...

Un jour d’été où la chaleur était particulièrement lourde. Marjolaine, qui gardait les oies, s’était endormie à l’ombre d’un saule dont la verte chevelure descendait jusqu’à l’eau morte du marais ourlant la levée de terre qui rejoignait la Pêcherie et l’ancienne voie romaine reliant Reims à Laon. A cause de la température, le costume de l’adolescente était assez sommaire et se composait uniquement d’une chemise de toile coulissée autour du cou et d’un jupon de futaine. Ses jambes étaient nues et, pour mieux sentir la fraîcheur de l’herbe, elle avait retiré ses sabots qui pendaient à une branche, au-dessus de sa tête.

Elle dormait de si bon cœur qu’elle ne sentait même pas les mouches qui se posaient tour à tour sur son petit nez ou sur son mollet découvert. De même, elle n’entendit pas approcher le cavalier qui venait par le chemin. Cette fois, d'ailleurs, il ne s’agissait ni d’un beau jeune homme ni d'un puissant destrier, mais d’un bourgeois déjà mûr et d’une paisible mule digne d’un abbé mitré.

En fait, n’eût été le haut bonnet agrafé d’une belle escarboucle qui le coiffait et d’où dépassaient des frisons aussi grisonnants que prétentieux, l'homme aurait fort bien pu passer pour un chanoine. Il en avait la mine matoise, le teint fleuri et la bedaine somptueuse largement étalée sur de vastes cuisses, le tout enveloppé d'une belle robe de soie bleu outremer bordée d’un superbe galon brodé à mille fleurs mais regrettablement marquée, aux aisselles, des auréoles de la transpiration.

Tel qu’il était, l’ensemble présentait l’image terrestre de maître Gontran Foletier, pelletier du roi, qui s’en revenait de faire oraisons à Notre-Dame de Liance [1 - Actuellement Notre-Dame de Liesse] dont la réputation miraculeuse s'étendait alors sur tout le royaume.

Non que maître Foletier eût une grâce particulière à obtenir de la Mère de Dieu, mais le révérendissime abbé Guy de Liance, seigneur du lieu et doyen du chapitre de Laon, était de ses bons clients et il venait de lui livrer, en vue de l’automne à venir, une pelisse doublée de renard. D’un récent pèlerinage en Terre sainte, le seigneur Guy avait en effet rapporté, en sus de maux divers, une grande frilosité qui, même au cœur de l’été et dès que le soleil disparaissait, le faisait se couvrir comme un oignon. Par la même occasion, le pelletier, quelque peu mécréant quand personne ne le voyait mais fort pieux, avait profité du voyage pour brûler quelques cierges et se faire octroyer de ces nobles bénédictions toujours utiles à engranger lorsqu’on est l’un de ces marchands qui déplaisaient si fort au Seigneur Jésus au cours de sa vie terrestre.

Engourdi par la chaleur et par le vin dont, après vêpres, on lui avait octroyé de généreuses rasades au moutier de Liance, Gontran somnolait doucement, laissant au pied sûr de sa mule le soin de suivre le chemin étendu comme un ruban capricieux entre les marais de Samoussy. Ce fut seulement quand l’animal, arrivé à un petit carrefour où le sentier se divisait en deux, s’arrêta, ne sachant lequel choisir, que le pelletier ouvrit un œil.

Or, il entrevit soudain un si joli spectacle qu’il se hâta d’ouvrir l’autre. A quelques pas du chemin, une jeune fille, la plus jolie qu’il eût jamais vue sans doute, dormait à l’ombre d’un saule, sa joue reposant sur son bras replié. Elle était même si jolie que le cœur de l’homme se serra : un petit visage aux traits délicats, auréolé par la masse soyeuse d’une chevelure d’un rare blond argenté, une bouche tendre qui souriait dans le sommeil, révélant des dents fraîches, de douces paupières prolongées de cils incroyablement longs.

Le corps empaqueté dans de grossiers vêtements sans forme définie était invisible, mais les jambes que révélait la jupe retroussée par un involontaire mouvement du sommeil étaient si fines, si blondes, si roses que Gontran n’eut plus la moindre envie de dormir. Bien réveillé, il descendit doucement de sa mule et s’approcha à pas de loup, envahi par la brutale envie de goûter à cette petite paysanne endormie comme à une source fraîche rencontrée en chemin.

Le cœur lui cognait lourdement dans la poitrine. Il se pencha, souleva d’un doigt la futaine qui n’en montrait pas assez à son idée. Ce qu’il découvrit dans l’ombre bleue du tissu lui mit la tête en feu et sans plus de formalités, avec un grognement qui anticipait celui du plaisir, il s’abattit sur Marjolaine.

Réveillée à son tour par cette masse étouffante qui lui tombait dessus, l’enfant poussa un hurlement.

- Tais-toi, petite, tais-toi! bafouilla Gontran qui essayait de se dépêtrer de sa belle robe un peu trop longue. Tais-toi... je te donnerai des dragées.

Il aurait dit n’importe quoi, emporté par un désir qu’il entendait assouvir à tout prix, mais le cri de la fillette avait réveillé les oies qui dormaient un peu plus loin dans les grandes herbes du marais.

Croyant à un appel, les dignes volatiles rejoignirent docilement leur gardienne mais, ne trouvant plus à sa place qu’une masse agitée de soubresauts dont partaient des cris et des halètements, elles se lancèrent bravement à l’attaque du postérieur de Gontran. Mordu, pincé, assailli de battements d’ailes, le pelletier affolé ne songea plus qu’à se débarrasser de ses tourmenteuses. Il réussit à se relever, libérant sa victime qui en profita pour en faire autant, quand il se retrouva brutalement rejeté dans la poussière : la lanière d’un fouet enroulée autour de son cou qu’il crut arraché, venait de le cueillir au moment où il retrouvait son équilibre et le rejetait à terre, la peau brûlée par la cruelle lanière.

Geignant et endolori, il se retrouva le nez sur les guêtres poudreuses du manieur du fouet, un long garçon brun qui le guignait avec gourmandise, dardant sur sa grasse personne le double feu meurtrier d’un curieux regard jaune.