- Ôtez cela, hurla Fulgence. J’ai dit pieds nus!
- Je prétendre pieds être nus, fit l'Irlandais, montrant les orteils de son protégé à peine couverts par les minces lanières.
Cette distinction était sans doute trop subtile pour l’irascible moine car il refusa d’accepter cette forme de nudité. Il prétendit ôter les sandales. Bran Maelduin s’y opposa, d’un mot en vint un autre et, sous l’œil à la fois intéressé et stupéfait de leurs compagnons de route. Fulgence et Bran Maelduin échangèrent une collection d’injures qui faisaient grand honneur à leurs connaissances en cette matière et dont certaines, pour être teintées de folklore Irlandais, n'en étaient pas moins efficaces. Ils en fussent peut-être venus aux mains si Odon de Lusigny, alors occupé à remettre, au nom de tous, une aumône au prieur de l’hospice, n’avait fait son apparition.
Les soucis que lui causait la suite du voyage étaient inscrits en grosses rides sur son visage et les criailleries de Fulgence l’agaçaient prodigieusement. Il intima aux deux hommes l'ordre de se taire, leur fit honte de s'être laissés aller à s’injurier entre chrétiens, leur imposa une pénitence pour la halte du soir et comme Fulgence, d'une voix offensée, entreprenait de lui exposer la cause du débat, il lui coupa la parole :
- En voilà assez, frère Fulgence! Nous allons bientôt aborder une région où il vaudra mieux, pour la sécurité de tous, que notre groupe comporte surtout des hommes valides. Celui-ci est vigoureux et, grâce à notre frère Irlandais, il est presque guéri. Il est inutile et même dangereux pour tous de le transformer de nouveau en invalide.
- Une région dangereuse? Quelle sorte de danger?
- Toutes sortes : les rivières en crue vers le bassin de la Garonne, les sables dans la région désertique qui s’étend au sud de Bordeaux, puis les montagnes et leurs pièges, enfin les hommes un peu partout, ajouta-t-il pensant aux deux Oigny dont son regard passant au-dessus de son troupeau s'efforçait de déceler la présence dans la petite foule d'habitants de Poitiers qui étaient venus assister au départ des pèlerins.
Il ne les vit pas et en éprouva un certain réconfort. Non qu'il eût peur de ce que ces hommes pouvaient faire car il avait confiance en sa force et en son propre courage, mais il n'aimait pas l’idée qu'une double haine pouvait cheminer autour de tous ces braves gens dont il assumait la charge. Et ce matin-là, durant la messe, il adressa au Seigneur une prière plus fervente encore que de coutume, afin d'obtenir que le chemin ne devînt pas trop cruel pour les errants qu'il devait mener en Galice.
Apparemment, Dieu n'était pas disposé à l'écouter car, au sortir de la messe, on vint lui dire que la dame danoise, souffrante, décidait de rester quelques jours à Poitiers où elle était descendue dans la meilleure auberge. Elle et ses gens étant tous montés, ils n'auraient guère de peine à rattraper les marcheurs avant les grandes montagnes; son chapelain, qui lui servait d'interprète, comptait s’adresser à des guides successifs pour ne pas perdre le chemin.
Lusigny ne put que s’incliner mais non sans regret : l’escorte de la dame représentait une dizaine d’hommes solides et bien armés qui pouvaient se révéler d'un précieux secours. Un instant, il caressa l'idée de demander jusqu'à Saint-Jean-d'Angély une escorte armée au gouverneur de la ville, comme cela se pratiquait souvent dans les endroits difficiles. Mais le Poitou, bien administré au nom de la reine et peuplé de gens hospitaliers en général parce que maîtres de bonnes terres, ne représentait aucunement une région dangereuse. Et puis pourquoi jusqu’à Saint-Jean-Angély et pas au-delà?
C'était difficile à expliquer, même à lui-même, mais le templier se sentait envahi d'un pressentiment désagréable, né sans doute de la responsabilité que représentait l'or à lui confié par les frères de Paris. L'or que cinq de ses hommes - quatre à l'extérieur et un à l'intérieur jouant les malades et qui changeait chaque jour - transportaient dans la fameuse litière qui avait si fort intrigue, puis terrifié ses compagnons. L'or qui avait ainsi parcouru sans danger la plus grande partie du trajet. Il y avait tout lieu de croire que la fin du parcours sous la garde de Bénigne, Pierre et les cinq autres gardiens, s'accomplirait aussi heureusement. Quant à Lusigny, il ne se dissimulait pas que le danger représenté par les deux Oigny lui paraîtrait beaucoup plus négligeable quand le trésor aurait quitté les pèlerins pour se diriger vers Rochella. Cela représentait encore près de trois jours de marche jusqu'au carrefour d'Aulnay où devait s'accomplir la séparation.
Bien sûr, il eût été possible de la réaliser le jour même car sous les murs du château de Lusignan où l'on devait passer, s'ouvrait un chemin en direction de la mer. Mais, serpentant à travers une dangereuse région de marais, il était mal connu et n'offrait aucune protection. Le chargement et son escorte pouvaient s'y engloutir sans que personne puisse dire ce qu'ils étaient devenus et sans laisser d'autre trace que deux ou trois grosses bulles sur de la boue. Mieux valait s'en tenir à ce qui avait été d'abord décidé.
Pourtant, ce jour-là, il ne se passa rien. Au pied du promontoire que couronnait Poitiers, le chemin filait droit à travers une vaste plaine coupée d'eaux claires qui creusaient de fraîches vallées rocheuses et des bois touffus. Des ruines romaines, parfois imposantes, surgissaient de loin en loin, des ruines qui ne tarderaient pas à disparaître car leurs pierres bien taillées leur valaient de servir de carrières pour l'édification de nouveaux villages, et surtout de l'étonnante floraison d’églises blanches que l’on voyait s’élever un peu partout. Dans ce Poitou riche et bien administré, le moindre village, le plus modeste monastère se voulaient possesseurs d’une merveille neuve. C’était comme si tout le pays se rassemblait pour faire chanter aux pierres la gloire d’un Dieu qui avait su le préserver de l’envahisseur sarrasin et qui régnait plus haut encore que la toute-puissante comtesse-reine.
Le ciel, traversé d’oiseaux, était gris et doux. La brume vint sur le soir quand on vit apparaître, au sommet d’une petite colline, la chapelle et les granges où l’on allait faire halte.
Le second jour, on traversa quelques-unes de ces brandes poitevines tapissées de bruyères, d’ajoncs, de genêts et de fougères qui laissaient le regard vagabonder à son aise sur les vastes étendues d’un paysage rassurant. Malheureusement, la pluie était revenue avec le matin et enlevait beaucoup de son charme à cette campagne fleurie. Les pèlerins en supportèrent les inconvénients sans se plaindre. Seul Léon Mallet emplissait l’air de ses lamentations et gémissements, mais personne ne songeait à lui en vouloir car sa joue enflée disait assez qu’il endurait le martyre. Modestine d’ailleurs, quittant la compagnie de Marjolaine, l’entourait de soins qui, pour être excessifs, n’en étaient pas moins touchants car elle essuyait en retour plus de rebuffades que de remerciements.
Quand, à la nuit tombante, on trouva abri dans les dépendances d’un château solide et bien clos dont Odon de Lusigny connaissait le maître, le chef des pèlerins sentit son cœur s’alléger. Quelques heures encore, et l’on se séparerait de l’encombrante litière. En vérité, Lusigny se sentirait nettement plus léger.
Bien sûr, il faudrait trouver une explication pour les autres pèlerins. Mais la litière marchait toujours avec un certain écart sur les autres, justifié par la légende qui l'entourait et que ces distances accréditaient. Quand elle aurait disparu, vraisemblablement les autres se contenteraient de pousser un soupir de soulagement. Quant à Bénigne et Pierre, le mieux serait qu’ils s’écartent, eux aussi, avec une apparente imprudence. A la halte de Saint-Jean-d’Angély, on s’apercevrait de leur absence. On ferait mine de les chercher et, finalement, on reprendrait la route sans eux. Pernette pleurerait abondamment, mais il n’y aurait certainement pas besoin de la forcer beaucoup pour obtenir ce résultat. La petite se cramponnait à Marjolaine comme un jeune chien qui a perdu son maître. Il lui était dur de ne plus marcher la main dans la main avec Pierre qui, à quelques pas derrière elle, causait métier avec Bénigne mais, surtout, elle appréhendait l’instant de la séparation et cherchait, dans l’amitié de la jeune veuve, un rempart contre un désespoir dont elle savait bien qu’elle aurait beaucoup de mal à se défendre.