Après la généreuse distribution de pain et de soupe à laquelle il procéda lui-même dans les salles basses et les granges, le maître de Brioux prit Odon de Lusigny à part.
- Mon ami, lui dit-il, il vous faudra veiller à maintenir vos gens bien groupés lorsque vous atteindrez la grande forêt d’Aulnay. Et surtout, à ne pas dévier du chemin, ce qui n’est pas facile par temps de brume comme nous avons ce soir et risquons d’avoir encore demain matin. Il y a surtout, à la Croix Pèlerine, une croisée de chemins où cela est plus aisé encore.
- Je m’en souviens. J'y suis déjà passé, il y a trois ans, quand je me suis rendu en Aragon.
- Ne vous fiez pas à vos souvenirs. Les moines de La Villedieu ont tracé d'autres chemins. Il est vrai qu’ils ont placé au carrefour de la Croix un poteau de bois avec, clouée au sommet, une planche qui indique la route de Saint-Jean mais, quand le brouillard est là, les directions s’apprécient mal et l’on peut se tromper encore.
- Ce qui nous obligerait à un détour. Je n’y tiens pas car je veux ménager les jambes de mes bonnes gens. Leur chemin est bien assez long...
- Sans doute, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Depuis quelques mois, une bande de routiers tient la forêt autour du prieuré de Saint-Mandé à l’est d’Aulnay. Ils en ont exterminé les moines, à ce que l’on dit.
- Comment, à ce que l’on dit? N’y êtes-vous pas allé voir? Que font les seigneurs d’alentour si une bande de truands peut trucider des moines impunément?
- L’hiver a été rude, sire Odon, et nous sommes peu nombreux à posséder castel ou maison forte. Nous n’avons guère de soldats. Il faut attendre les beaux jours pour se réunir et mener battue avec les gens du gouvernement de Saint-Jean qui nous a promis secours. Jusque-là, nous pensons surtout à protéger nos maisons et nos gens. Mais si vous ne déviez pas du bon chemin, vous aurez moins à craindre car, peu après le carrefour, la forêt s’éloigne de la route et les embuscades ne sont plus guère possibles. D’autant que vous êtes nombreux.
Lusigny fit la grimace.
- Sans doute, mais je n’ai guère d’hommes rompus aux armes : des moines, de bons bourgeois, des marchands, et des malades. Et aussi le pénitent que vous avez vu. Ces routiers sont-ils nombreux?
- On l'ignore. Certains disent une vingtaine, d’autres une foule. Mais c’est peut-être parce qu'ils ne savent pas compter et que, quand on a peur, une poignée d’hommes fait l’effet d’une armée. De toute façon, vous voilà prévenu. Préparez-vous en conséquence et préparez vos hommes. Si j'étais vous, je ferais ôter, pour cette étape, les chaînes du pénitent. Il est grand, vigoureux, et peut être utile dans une bataille.
- Sans doute, mais le frère qui le garde ne le permettra pas et j'ai déjà eu suffisamment d’ennuis à ce sujet. Merci de vos avis, mon ami. J'en tiendrai compte mais, surtout, je m'en remettrai à la grâce de Dieu.
Cette nuit-là, ce fut au tour d'Odon de Lusigny de ne pas fermer l'œil. Il maudissait la prudence excessive du gouverneur de Saint-Jean-d’Angély qui avait besoin d'attendre les beaux jours pour purger sa région d'une bande de malfaiteurs. N'avait-il donc jamais chassé le loup en hiver? Il était temps peut-être que, pour le bien de ce pays, les chevaliers du Temple poursuivent leur implantation dans cette région où, jusqu'à présent, aucun don de terres ne leur avait été fait. Celles qu'ils possédaient autour de Rochella, ils les avaient fait acheter discrètement par des hommes dévoués qui, ensuite, en feraient hautement don au Temple, procédé qui ne pourrait manquer de déchaîner d'autres générosités. Cette route, l'une des plus importantes reliant la chrétienté au pèlerinage majeur de Compostelle, avait besoin d'être protégée.
Au matin du troisième jour, une pluie diluvienne noyait les alentours serrant le cœur de tous ceux qui allaient devoir marcher pendant des heures sous cette averse. Aussi quand, un peu avant l'aube, Bran Maelduin célébra la messe dans la grange où la plupart des pèlerins avaient dormi, les oraisons furent plus ferventes encore que de coutume et, plus que les autres, celles d'Odon de Lusigny qui ne parvenait pas à se débarrasser d'un sombre pressentiment. Après la bénédiction, il tombait de véritables trombes d'eau et Modestine s'approcha du chef des pèlerins.
- Ne pourrait-on retarder un peu notre départ, messire? Mon pauvre mari n'a pas dormi de la nuit tant il souffre. Regardez sa joue, elle est deux fois plus grosse que l'autre.
- C’est impossible, ma pauvre femme! Et justement à cause de ce vilain temps. S’il continue, nous allons rencontrer beaucoup de rivières en crue et le passage deviendra impossible. Dites à votre époux qu’il prenne sur lui. Un peu de courage encore! A Saint-Jean-d’Angély, qui est forte ville, nous trouverons sûrement un mire.
- Pourquoi mire? protesta Bran Maelduin qui avait entendu. Je pouvoir soigner dent malade. Je arracher et tout finir. Mais époux douillet. Il refuser.
Un long hululement lui fit écho. A la seule idée que l’énergique petit moine pourrait s'attaquer à sa dent malade avec un instrument barbare qui ne pourrait être qu’une paire de tenailles, Léon Mallet se sentait défaillir... Ce fut Modestine qui traduisit.
- L’arracher? Vous risqueriez de le tuer, mon frère! La douleur serait trop forte et son cœur n’est pas bien solide, bien qu’il n’ait pas l’air.
- Pffuit! Petit instant grande douleur puis douleur envoler, finir! Homme sans courage! conclut-il avec une commisération affligée.
Puis, soudain, fouillant dans son sac, il en tira un minuscule objet brun foncé qu’il mit dans la main de Modestine et que celle-ci considéra d’un air méfiant : cela ressemblait un peu à un clou et dégageait une odeur agréable.
- Tu dire mari sucer et mettre sur le dent malade. Epice précieuse et bonne pour dents.
Convaincre Léon ne fut pas chose aisée, mais Modestine y parvint et, à sa grande surprise, elle constata bientôt que les lamentations de son époux diminuaient d'intensité et l’on put envisager de quitter Brioux.
Ce ne fut pas de gaieté de cœur que l'on se mit en route ce matin-là, par des chemins si détrempés, si boueux que l’on avait souvent peine à en arracher ses pieds, quand ils ne se transformaient pas en fondrières où l’on se trempait jusqu’à mi-mollet. Personne ne songeait à chanter et si, parfois, Odon de Lusigny ou Bran Maelduin ou le frère Fulgence entamaient une prière, ils ne trouvaient guère d’écho, chacun ayant bien trop à faire à surveiller l’endroit où il posait le pied. On marchait de son mieux en arrondissant le dos sous l'averse qui réussissait à percer les bures les plus épaisses. Il allait falloir des jours et des jours de soleil ou un feu d’enfer pour arriver à sécher tout cela.
Les trois mules de Marjolaine étaient à présent montées par Pernette, Aveline et elle-même. Colin qui allait gaillardement à pied l’avait exigé car le pas sûr des bêtes leur faisait éviter les plus mauvais endroits et si les trois femmes avaient le dos mouillé, du moins leurs jambes restaient-elles à peu près au sec.