Quand on atteignit la Croix Pèlerine, Lusigny poussa un soupir de soulagement. Il pleuvait encore, certes, mais ce n’était plus le déluge de tout à l'heure et le carrefour des chemins avec le poteau indiquant celui de Saint-Jean se voyait clairement.
- Dieu est avec nous, mes enfants, s'écria-t-il joyeusement. Allons, faisons à présent un effort et chantons pour le remercier. J’avais peur que nous ne puissions trouver le bon chemin avec cette forte pluie aussi opaque qu'un brouillard.
Il entama vigoureusement l'habituel chant de marche tout en s’engageant, lui le premier, dans le chemin choisi. Pour se donner meilleur cœur au ventre, chacun tira de son bissac qui un morceau de pain sec, qui une tranche de lard un peu rance, qui un fromage de chèvre dur comme pierre.
- C’est commode, rit Nicolas Troussel. Pour boire, il n’y a qu'à ouvrir la bouche.
On alla ainsi pendant près d’une demi-lieue. A mesure que l’on avançait, non seulement Odon de Lusigny cessait de chanter, mais encore sa figure s’assombrissait peu à peu. La forêt, en effet, ne s’écartait pas de la route ainsi que dans son souvenir, mais elle semblait au contraire se rapprocher, étrangler le chemin qui devenait un étroit layon. Soudain celui-ci plongea, avec une pente de toit, vers le fond d’une combe qui parut aux voyageurs d’autant plus sinistre que, sous l’abri serré des arbres, quelques croix de bois hâtivement taillées au moyen de branches sortaient de la mousse et des feuilles pourries par l’hiver précédent. Quelques-unes portaient des coquilles, signe certain que ceux qui dormaient là étaient des pèlerins. Mais tués par qui? Odon de Lusigny s'arrêta et, levant son bâton, fit stopper toute la colonne.
- Mes frères, dit-il, ce chemin n'est pas le bon. Il faut retourner à la Croix Pèlerine.
- Pourquoi ne serait-il pas le bon? dit quelqu'un. Il allait dans la même direction que son voisin et nous n’avons fait aucun coude.
- Ce n’est tout de même pas le bon et je crains même qu’il soit beaucoup plus mauvais que vous ne l’imaginez.
- Êtes-vous certain de ne pas vous tromper? reprit l’homme qui était l’un des marchands. Je vois là des coquilles accrochées à ces croix. Ce sont donc des pèlerins qui reposent ici. Donc ce chemin est le bon. Le connaissez-vous si bien? Êtes-vous de ce pays?
- Non, mais j’ai déjà suivi cette route, il y a trois ans, et je ne la reconnais pas.
- Tout change en trois ans! Quant à revenir en arrière, ce serait peut-être peine inutile, surtout par ce temps abominable. Je suis d’avis de continuer. Nous rencontrerons peut-être un charbonnier, un bûcheron qui nous diront ce qu’il en est.
La pluie se remettait à tomber avec violence et personne n’avait envie de revenir en arrière. Lusigny le sentit. Il aurait peut-être même mis ses souvenirs en doute s’il ne s’était rappelé ce qu’avait dit, la veille, le châtelain de Brioux : la forêt s’écartait de la route peu après la Croix Pèlerine. Elle l’avait fait, en effet, mais pour revenir plus proche et plus dense.
- Avancer encore un peu, plaida Bran Maelduin qui voyait Ausbert Ancelin peiner plus durement que les autres. Nous trouver peut-être un abri et, comme dit notre frère, quelqu’un pour renseigner. Dans toute forêt nombreux chemins.
Lusigny hésitait encore. S’il parlait des bandits signalés par leur hôte de la veille, il risquait de déchaîner une panique dont il ne viendrait pas à bout. L’important était que l’on marchât toujours vers le sud et l'on n'était pas encore à la hauteur d’Aulnay. Un chemin de traverse était toujours possible.
- Marchons encore un peu, dit-il enfin à contrecœur. Peut-être trouverons-nous, en effet, une aide.
- J’aperçois quelque chose là-bas, entre les arbres, cria Nicolas. On dirait les murs d’une chaumière, des bâtiments.
Ce n’en étaient que les ruines. Des ruines noircies auprès de gros arbres tordus par un feu récent, des ruines de cauchemar car, cloué sur une porte de grange encore debout, pendait le corps crucifié, lacéré et défiguré d’une femme dont le ventre ouvert laissait voir les entrailles. Deux autres cadavres, des hommes cette fois, gisaient dans la boue, face contre terre, à ses pieds.
Au cri d’horreur des femmes répondit le grondement furieux des hommes mêlé à quelques gémissements terrifiés.
- Ceux qui ont fait ça doivent être de rudes sauvages! dit Nicolas d’une voix blanche, cependant que Marjolaine se jetait à l’écart pour repousser son voile et vomir le peu qu’elle venait d’avaler.
Un silence suivit, accablé d’horreur. Les pèlerins se serraient les uns contre les autres comme un troupeau terrifié. Seuls Odon de Lusigny, Bran Maelduin, Nicolas, Bénigne, Pierre, les deux marchands et Colin se plaçaient instinctivement en rempart des autres. Frère Fulgence avait choisi pour sa part de se faire tout petit et de s'abriter derrière la haute silhouette de son prisonnier aux chaînes duquel il se cramponnait en dépit des protestations de celui-ci qui voulait à tout prix participer à la défense commune au cas où l’ennemi se montrerait.
- Qu’allons-nous faire? chevrota Léon Mallet.
- Nous ne pouvons faire qu'une seule chose sur deux : avancer ou reculer, répondit Lusigny. Je crois me souvenir que vous teniez essentiellement à avancer, alors que je vous avais bien avertis : ce chemin n'est pas le nôtre.
Tous les yeux se tournèrent vers le tunnel de branches et de jeunes feuilles qui, à présent, paraissait à tous singulièrement menaçant. Et il n’y eut qu’une voix unanime pour réclamer le retour à la Croix Pèlerine. Malheureusement, il était déjà trop tard.
En travers du chemin d’aval, jaillirent soudain quatre hommes déguenillés, mais armés jusqu’aux dents; quatre autres prirent position en amont et, de chaque côté du chemin, d’autres encore surgirent on ne savait d’où. C’était comme si chaque arbre avait donné soudain naissance à un bandit. L’un d'eux, un géant hirsute, vêtu de peaux de loup, qui semblait le chef, se planta à quelques pas de Lusigny, les mains aux hanches et ricana.
- Que voilà un bon troupeau bien gras pour remplacer celui que l’hiver nous a mangé! Ça va être une joie de le tondre, n’est-ce pas, garçons? Et de le tondre jusqu’à l’os! Mais on n’abîmera pas les femmes. Celles qui sont encore jeunes tout au moins...
- Nous ne sommes que des pèlerins de Saint-Jacques, dit Odon de Lusigny en s’efforçant au calme. Nous sommes pauvres et nous n’avons rien qui puisse assouvir votre convoitise.
- Rien? Allons donc! Vous êtes riches au contraire : vous avez des mules, des chevaux, des souliers, de bons vêtements, alors que nous allons en guenilles.
Vous avez même là-bas, si je vois clair, une grande litière qui doit être bien agréable.
- Si tu y touches, tu mourras et tes hommes aussi. Cette litière contient un malade qui s’en va implorer sa guérison.
- Pas de maladies qu’un bon coup d’épée ne puisse guérir.
- Crois-tu? Le sang même qu'il répandra peut tuer. Il est impur. L'homme est lépreux.
Un frisson d'horreur secoua les pèlerins au souvenir des moments où ils avaient approché, si peu que ce soit, la litière. Nicolas lui-même devint blême car il avait beaucoup tourné autour, s'étant juré de savoir ce qu'elle contenait. Le chef des routiers eut une grimace dégoûtée.
- On la brûlera avec ce qu’elle contient quand on en aura fini avec vous. De toute façon, je sais que vous êtes riches. On a été prévenus de votre arrivée.
- Comment l'avez-vous pu? Nous nous sommes trompés de chemin.