- Comment se fait-il que le garçon quitte ainsi son épouse? fit aigrement Léon Mallet qui ne songeait même pas à dissimuler sa réprobation.
Hughes faillit lui dire que cela ne le regardait pas, mais maîtrisa sa langue. S’il commençait à houspiller ses troupes, le chemin serait encore plus pénible. Il s'efforça à l'aménité.
- Il ne la quitte pas, il s'en sépare pour un temps. Il est très pauvre. Maître Bénigne qui est charpentier comme lui et qui s'en va construire une église neuve sur la côte du grand océan lui a proposé du travail.
- Et son vœu? protesta l'autre, son vœu de pèlerinage? Il n’a pas l’air d’en faire grand cas?
- Si, justement! Et c'est la raison pour laquelle ces deux enfants se séparent. Ils ont décidé que la jeune femme accomplirait seule le pèlerinage afin que Dieu et Mgr saint Jacques n'y perdent rien. Au retour, elle ira le rejoindre. Encore une question à poser?
Le ton laissait entendre que la patience du baron de Fresnoy venait d'atteindre sa limite extrême. En dépit de l'épaisseur de son entendement, Léon le borgne le sentit et préféra se rappeler qu'il avait une dent malade. Il laissa donc Hughes pour s'absorber dans ses souffrances dont, à longueur du jour, il allait rebattre les oreilles de ses compagnons de route. Il les accabla même tellement de ses gémissements, plaintes, grognements et même hurlements qu’à l’étape du soir, Bran Maelduin, excédé, jugea que les choses avaient assez duré.
- Je guérir lui très vite, déclara-t-il à Hughes qui était en train de tancer le mercier et de lui faire honte de son peu de courage, vous s'écarter un peu.
Retroussant sa manche crasseuse, le petit moine prit un peu de recul, ferma un poing noueux comme un vieux cep et frappa. Le coup vigoureusement appliqué atteignit le geignard au menton et l’expédia au pays des songes. Alors, sans perdre une seconde, ni d'ailleurs se soucier de Modestine qui piaillait et en appelait à la justice du ciel, il se jeta sur Léon sans connaissance, s’installa à califourchon sur sa poitrine, lui ouvrit la bouche, fourra le nez dedans, examinant les lieux à la lumière de la lanterne que lui tenait Hughes et, finalement, tirant de sa poche une paire de pinces trouvée Dieu sait où, l'introduisit dans la bouche ouverte puis, d’un vigoureux arrachement, extirpa la dent coupable, un extraordinaire vieux monstre noir et biscornu qu’il montra triomphalement à la ronde.
- Vous dormir tranquilles à présent! conclut-il aimablement.
Alors, sans paraître déployer le moindre effort, il retourna Léon Mallet sur le ventre afin que le sang ne l’étouffât pas en coulant dans sa gorge et le laissa finalement aux soins éplorés de sa femme.
Les autres pèlerins avaient suivi la scène avec un intérêt évident et Hughes ne put s’empêcher de rire.
- Je ne vous savais pas si rude compagnon, frère étranger. Vous avez retourné ce bonhomme aussi facilement que s’il était un sac de blé. Et on dirait aussi que vous savez vous servir de vos poings.
- Oh, tous savoir chez nous, fit Bran modestement. Et je ne pas être très fort. Ma vénérée père être l’homme qui pouvoir porter une sanglier sous chacun des bras.
- Je ne suis pas sûr que le frère n’en serait pas capable, dit Ausbert Ancelin. Il fallait le voir durant la bataille contre les routiers! Il avait empoigné une grosse branche et frappait à tour de bras sur l’ennemi. Ça tombait autour de lui comme mouches en automne.
- Mais puisque vous êtes si vaillant combattant, pourquoi donc être devenu moine? demanda Marjolaine à son tour.
Bran Maelduin rougit comme cela lui arrivait chaque fois que la jeune femme lui adressait la parole et baissa les yeux.
- Oh, parce que ma vénérée père juger je être de la fragile constitution et tout juste bon à chanter cantiques. Et puis, ajouta-t-il avec un rayonnant sourire qu’il distribua généreusement à tous, je aimer avec tout le cœur le Seigneur Dieu!
Et, sur ce, le petit moine s’en alla sous un arbre pour y prier dévotement ce Dieu qu’il aimait tant.
Machinalement, Hughes le suivit de loin. Cet homme plein de certitudes, parce qu’il savait s’ouvrir tout naturellement aux ordres du destin, l’attirait. Tout était simple pour Bran Maelduin. Il lui suffisait de s’en remettre à la volonté de Dieu en s’abstenant soigneusement d’y mêler si peu que ce soit de ses propres désirs. Mais peut-être venait-il, après tout, d'une autre planète, d’un monde enchanté où êtres, choses, plantes et animaux communiquaient quotidiennement avec la divinité et les esprits étrangers, impalpables, bienveillants ou malveillants suivant le cas, qui gravitent inlassablement entre terre et ciel. Ainsi l’Irlandais, membre hautement déclaré de l’Eglise, trouvait-il tout naturel de se déclarer aussi hautement descendant et héritier de ces anciens druides qui, jadis, vénéraient le soleil, la lune, les astres, les grands chênes et toutes les forces cosmiques dont s’agite la nature. Tout ce qui, pour le cerveau de Fresnoy, fleurait quelque peu l'idolâtrie et qui, pour cet être venu d’ailleurs, semblait entièrement naturel.
L'étrange mission dont Odon de Lusigny avait chargé Fresnoy n’étonnait pas Bran Maelduin. Et pas davantage le fait qu’un simple charpentier, comme Bénigne, s’en allât en compagnie d’un noble cadavre et d’un coffret d'or fonder un port, construire des navires pour une destination parfaitement insensée dont, selon toutes probabilités, il ne reviendrait pas. Chacun savait bien, en effet, que l’immense mer occidentale n’avait d’autre fin que le gouffre insondable de l’infini.
La veille au soir, dans les salles désertes du prieuré de Saint-Mandé, tandis que les pèlerins rescapés du coupe-gorge, exténués et meurtris, s’efforçaient de retrouver, dans le sommeil, un peu de force pour continuer leur route, Hughes avait longuement parlé avec le charpentier et le petit moine pour essayer au moins de comprendre quelque chose à ce qui lui arrivait.
Il y avait surtout ces gens qu’il devait rencontrer, ces descendants d'un grand peuple englouti par la mer et supposés détenteurs de secrets si précieux que l’on pouvait sacrifier allègrement des vies humaines pour se les approprier. Mais, à toutes ses questions, Bénigne avait répondu avec cette foi tranquille qui défie les doutes les mieux ancrés. Il répétait toujours la même chose : en Orient, le grand maître du Temple avait découvert des traces, des écrits de ce peuple mystérieux, le grand maître savait pour tous, le grand maître ordonnait à tous. En conséquence de quoi sa volonté, qui ne pouvait être que celle de Dieu lui-même, devait être accomplie.
Et Bran Maelduin renchérissait sur ces rêves fantastiques. Comme Bénigne, ce reflet du grand maître, il croyait qu’au-delà de la grande mer existaient d’autres terres, d’autres hommes. Il parlait d’un certain Brendan, saint homme de son pays qui, parti sur les flots à la recherche du paradis, s'en était revenu pour décrire les merveilles d’une île fabuleuse découverte après des jours et des jours de navigation.
- Mes deux saints patrons, Maelduin et surtout Bran, fils de Fébal, avoir passé deux mois dans la Terre des Fées, une île couverte de pommiers d’or. La doute ne pouvoir exister. Je peux être aller avec toi quand ta première bateau finir? ajouta le moine avec un sourire plein d’espoir auquel répondit celui de Bénigne.
- Il y aura toujours place sur nos bateaux pour un homme de Dieu tel que toi, frère moine, dit-il doucement.
Hughes finit par y renoncer. Ces gens semblaient sûrs de leur fait et, après tout, s’ils tenaient à prendre des légendes pour argent comptant, c’était leur affaire. Mais lui n’était aucunement convaincu et Marjolaine qui, lovée au creux de la paille où elle était censée dormir, avait écouté attentivement la conversation des trois hommes ne put s’empêcher de sourire : c’étaient là, en effet, choses bien étranges pour la compréhension d’un baron habitué à n’entendre parler que de chasses, tournois, guerres et filles à trousser. Aussi quand, entamant sa dernière ronde, Hughes passa auprès d’elle, elle lui dit :