Выбрать главу

Pour sa part. Marjolaine ne souffrait de rien, sinon d'une sorte de vague à l'âme depuis qu'à Blaye on lui avait montré le tombeau de la belle Aude, la douce fiancée du paladin Roland, morte de douleur en apprenant la nouvelle de sa fin sous les coups des Sarrasins à Roncevaux. Aude reposait sous une belle pierre gravée, entre son frère Olivier, le preux compagnon de Roland, et celui qu’elle avait aimé plus que la vie. Et Marjolaine avait rêvé longuement sur cette nouvelle preuve de la puissance d’un grand amour, de cet amour qu’à présent elle commençait à souhaiter connaître tout en le redoutant. Instinctivement, en quittant le tombeau, elle avait cherché le regard d’Hughes de Fresnoy. Mais le jeune baron ne s'intéressait pas aux amours de légende : appuyé contre un mur du porche de l’église, il causait avec Bertrand en attendant que sa troupe eût fini de visiter. Quand elle passa devant lui, il ne leva même pas les yeux et la laissa descendre jusqu’à l’embarcadère en la seule compagnie de Colin et d’Aveline.

D’ailleurs, depuis la halte de Saint-Mandé, il ne s’occupait pratiquement plus d’elle. Il la saluait le matin, la saluait de nouveau le soir en lui souhaitant la bonne nuit, mais plus jamais la jeune femme ne sentait sur elle le poids irritant et doux de son regard. Hughes semblait avoir totalement oublié qu’il lui avait, un soir, parlé d’amour.

Marjolaine en avait éprouvé d’abord un peu de déception, puis cela lui avait été, du côté du cœur, comme un petit pincement assez désagréable qui n'était pas encore du chagrin mais qui, peut-être, en était le signe avant-coureur. Alors, elle se réfugia dans la prière et s’efforça de ne plus tourner les yeux vers lui.

A Bordeaux, laissant Colin, dont le nez et les yeux pleuraient sous les attaques d’un rhume sévère, subir les thérapeutiques odorantes du moine Irlandais, Aveline continua à son aise le rêve éveillé dont Bertrand était la cause et qui lui donnait l’air d’une somnambule. La jeune femme, flanquée de Modestine, s’en allait vénérer le corps du saint local, Seurin, qui reposait dans l'église d’une vaste abbaye bénédictine. On lui montra le bâton de saint Martial et l’olifant de ce Roland dont l’histoire d’amour l’avait si fort émue à Blaye, ce qui réveilla sa mélancolie.

Contrairement à elle, Modestine était gaie, heureuse d’échapper pour un moment aux plaintes de son époux plié en deux par ses douleurs. Elle bavardait sans arrêt, ce qui distrayait un peu Marjolaine, mais lui faisait regretter tout de même l’absence de Pernette qui comptait, elle, au nombre des enrhumés.

La compagnie de la petite épouse de Pierre était en effet devenue chère à Marjolaine. Elle aimait à l’interroger sur son amour et prenait plaisir à l’entendre raconter comment elle avait connu Pierre et comment elle l’avait aimé. Pernette ne se faisait jamais prier car ces confidences lui rendaient moins cruelle la séparation en la rapprochant de celui qu’elle aimait tant.

En quittant l’église, les deux femmes, profitant de l’un des rares rayons de soleil de ce printemps pourri, s’arrêtèrent dans le vieux cimetière et s’assirent sur les pierres écroulées d’une ancienne tombe abandonnée. Marjolaine se sentait lasse mais, en vérité, elle l’était surtout de l’incessant bavardage de sa compagne sans savoir comment y mettre fin.

-    J’aime cet endroit, fit-elle à tout hasard. Restons là un instant pour écouter les oiseaux.

-    C’est une jolie idée.

Il y eut un instant de bienheureux silence mais qui ne dura guère. Bientôt, Modestine reprenait la parole. Dans les meilleures intentions du monde, il est vrai.

-    Je vous trouve un peu pâle, dame Marjolaine, dit-elle, vous sentez-vous bien?

-    Mais oui. Peut-être est-ce un peu de fatigue. Ces derniers jours ont été rudes.

-    Pourtant, vous n’avez pas été malade sur le bateau, vous! envia la mercière qui avait pensé mourir durant la courte traversée. Mais je crois que vous ne mangez pas suffisamment. Le plus souvent, vous donner une part de votre nourriture aux autres. C’est bien, mais c’est une erreur quand on accomplit d’aussi longues marches.

-    J’ai une mule à ma disposition, alors que les autres vont à pied. Et puis j’ai bonne santé.

-    Peut-être, mais il faut tout de même prendre garde. Tenez, pour me faire plaisir vous allez faire collation avec moi. Ce matin, j’ai acheté quelques gâteaux à l’anis. Prenez-en un.

Elle avait ouvert son aumônière et en tirait, bien « pliés » dans un mouchoir blanc, deux gâteaux ronds qui embaumaient l’anis et en offrit un que Marjolaine prit par crainte de la désobliger.

-    Je n’ai pas très faim, dit-elle en souriant. Avec votre permission, je le mangerai plus tard.

-    Oh, vous n’allez pas me laisser manger seule? fit l'autre en mordant à pleines dents la croûte dorée de son gâteau.

-    Moi je vous tiendrais volontiers compagnie! s’écria une voix joyeuse. (Et la tête de Nicolas Troussel apparut au-dessus d’un buisson de buis auquel s’adossait la tombe en ruine.) Je meurs toujours de faim.

-    C’est que je n’ai que deux gâteaux.

-    En ce cas, prenez le mien, ami Nicolas, dit Marjolaine. Je n’ai vraiment pas faim et ainsi dame Modestine aura compagnie.

-    Oh! Ce ne sera pas la même chose, fit la mercière, la mine chagrinée.

Nicolas à son tour mordait avec appétit dans la pâtisserie odorante. Ce spectacle, apparemment, ne plut guère à Modestine car, se levant brusquement, elle secoua les miettes qui demeuraient sur sa robe.

-    Si vous êtes reposée, dame Marjolaine, nous pourrions rentrer à l'hospice. Je suis en peine de mon époux et ne souhaite pas le laisser trop longtemps tout seul.

-    Comme vous voudrez. Rentrons donc. Vous venez, Nicolas?

-    Ma foi, volontiers. J’ai tout vu et l’heure du souper approche!

Comme on arrivait aux abords de l'hospice, Modestine s’agrippa tout à coup au bras de Marjolaine et se courba en deux, haletant comme une bête malade.

-    Faites excuses, je... je ne me sens pas bien... Oh! mon Dieu, que m'arrive-t-il?

-    Qu’y a-t-il, dame Modestine? Vous êtes malade?

La regardant, Marjolaine la trouva plus pâle que d’habitude. Son nez se pinçait et elle gémissait en se tenant le ventre.

-    On... on dirait du feu! Oh, j’ai mal... j’ai mal.

Inquiète, Marjolaine la fit asseoir sur le banc de pierre qui se trouvait sous le porche.

-    Restez là, je vais chercher du secours! Veillez sur elle, Nicolas, ajouta-t-elle comme Modestine se mettait à vomir.

Elle s’engouffra dans l’hospice, ameuta un moine et une dame hospitalière sur son passage et se rua à la recherche de Bran Maelduin qu’elle trouva en oraison à la chapelle.

-    Venez vite, frère Bran! Il y a une malade.

Il y en avait même deux car, lorsque le petit moine et Marjolaine débouchèrent du porche, ils trouvèrent Modestine étalée sur le banc aux mains de la dame hospitalière et le bénédictin agenouillé auprès de Nicolas qui se tordait de douleur sur le sol.

-    Mon Dieu, dit Marjolaine. Ces gâteaux à l’anis devaient être mauvais.

-    Quels gâteaux? Gâteaux à l’anis? dit Bran Maelduin.

Elle raconta comment Modestine avait acheté deux gâteaux au marché, comment elle lui en avait offert un et comment Nicolas avait mangé celui qui lui était destiné, tandis que la mercière mangeait le sien.

-   De la lait! clama l’Irlandais, beaucoup de la lait! Vite, mon sœur, de la lait! Eux être sûrement empoisonnés!