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Tandis que la dame hospitalière courait à la cuisine, on emportait les malades et, soudain, Marjolaine se trouva en face d’Hughes qui arrivait, attiré par le bruit.

Il demanda, naturellement, ce qui s’était passé et Marjolaine dut refaire son récit qu'il écouta, sourcils froncés.

-    Où cette Modestine a-t-elle acheté ses gâteaux? demanda-t-il.

-    Je n'en sais rien. Sans doute ce matin quand nous avons fait un tour au marché. Elle m'a dit les avoir achetés à un talmelier, mais lequel? Elle est comme nous tous, elle ne connaît personne ici. Comment voulez-vous que nous le retrouvions? A moins qu'elle ne sache exactement où se trouvait son échoppe.

Hughes ne répondit pas. Il réfléchissait. Cette histoire ne lui plaisait pas et moins encore le fait que Marjolaine elle-même aurait dû manger ledit gâteau. Et puis il y avait autre chose : pour la seconde fois, la jeune veuve frôlait un danger mortel en compagnie de la mercière.

-    Qu'y a-t-il, sire Hughes demanda la jeune femme inquiète d'une si sombre mine. Pourquoi cet air farouche? Ce n’est qu'un accident et j’espère sincèrement que ces deux malheureux vont guérir rapidement.

-    Je l’espère aussi. Allons voir où ils en sont.

Modestine, qui avait beaucoup vomi et avalé ensuite un grand bol de lait, semblait en assez bon état. Etendue sur son lit, les yeux clos, elle s'efforça, d’une voix ténue, de répondre aux questions d'Hughes. Oui, elle avait acheté ces gâteaux au marché et même elle en avait mangé deux dès le matin. Non, elle ne se souvenait pas à qui. Ils étaient sur un éventaire. Prié doucement par la dame hospitalière de laisser la malade reposer, Hughes s’en alla chez les hommes.

Bien plus inquiétant était l’état de Nicolas. Bran Maelduin l’avait fait vomir en lui fourrant un doigt dans la gorge, puis, après l’avoir emballé de couvertures et cloisonné de pierres chaudes, il s’était mis en devoir de lui faire avaler le contenu d’un énorme pot de lait dont le pauvre garçon rejetait d’ailleurs les trois quarts. Mais, apparemment, le quart qui restait faisait son œuvre bienfaisante. Petit à petit, les spasmes douloureux parurent s’espacer et, après deux heures de lutte, cessèrent complètement. Epuisé, les traits plombés et les yeux creux, Nicolas finit par s’endormir.

-    Qu’en pensez-vous? demanda Hughes à Bran Maelduin presque aussi exténué que son malade et qui commençait à remettre de l’ordre dans l’infirmerie avec l’aide d’un frère convers.

Le petit moine haussa les épaules avec lassitude et repoussa du bras ses mèches couleur de paille que la sueur trempait.

-    Dieu savoir! Si la pauvre garçon encore vivant demain, être sauvé peut-être. De toute façon, pas pouvoir repartir. Je rester avec lui.

-    Pas question de vous laisser en arrière, mon frère. Vous nous êtes trop précieux. Nous attendrons.

-    Pour cette nuit, dit Marjolaine, je le veillerai.

Les larmes aux yeux elle avait assisté, avec ceux des pèlerins qui étaient en bonne santé, à l’épuisant combat mené par le petit moine. Mais tout de suite Hughes s’insurgea :

-    Il n'en est pas question! Ce n’est pas la place d'une femme.

-    De n’importe quelle autre femme, peut-être. Mais si Nicolas n’avait pas mangé, à ma place justement, ce maudit gâteau, c’est moi qui serais actuellement dans ce lit et peut-être en train de mourir.

« Non, pensa Hughes sombrement, tu ne serais pas à sa place, ma douce, car tu es moins vigoureuse que lui. Tu n’aurais sans doute pas eu la force de rentrer à l’hospice et tu serais couchée dans quelque rue avec cette pauvre idiote, cause de tout le mal. »

Cette idée de la voir morte lui causa une douleur si insupportable qu’il s’en étonna. N’ayant jamais rencontré la passion, il n’en connaissait pas la terrible puissance et il s’en effraya, comme un enfant s'affole au seuil de ténèbres profondes. Pourtant il sentait qu’à présent la vie sans Marjolaine ne serait plus que cela : d'insondables ténèbres. Il lui fallait la préserver de tout mal. Aussi ne pouvait-il être question de la laisser veiller et il le lui fit entendre fermement.

-    Vous allez dormir. Nous nous relaierons, Bertrand et moi, pour veiller Nicolas.

-    Pourquoi pas moi? protesta Ausbert Ancelin. Vous ne me demandez jamais mon aide, alors que je vous dois tant.

C’était vrai. Et même Hughes évitait aussi soigneusement que possible la compagnie de l’obstiné pénitent qui avait la chance inouïe de capter la sollicitude et peut-être même l’amour de Marjolaine.

-    N’avez-vous pas assez à faire avec ce Fulgence que vous vous obstinez à traîner avec nous, alors que vous pourriez le laisser dans n’importe quel couvent?

Cela aussi c’était vrai. Ancelin s’était fait le guide, l’ange tutélaire de celui qui avait été son geôlier et même son bourreau avant qu’il ne perdît la raison. La sagesse eût voulu que l’on confiât Fulgence à quelque monastère de son ordre, au moins en attendant de le reprendre au retour. Mais Ausbert s’y était toujours farouchement opposé, présentant des arguments qui, d’ailleurs, n’étaient pas sans valeur.

-    D’ordre de son abbé, il doit aller à Compostelle avec moi. C’est son devoir. Et puis, peut-être qu’au tombeau de l’apôtre, il retrouvera la raison.

On avait beau lui dire que si Fulgence recouvrait la raison, il récupérerait du même coup son caractère acariâtre, alors que la folie le rendait doux, bénin et aussi gai qu’un pinson au printemps. En dépit du mauvais temps et des difficultés de la route, il y avait toujours quelqu’un qui chantait dans la troupe des pèlerins. Il est vrai que ses chansons n’étaient peut-être pas toujours des chefs-d’œuvre de piété, mais il chantait et c’était là le principal.

-    Vous savez pourquoi je souhaite l’emmener, reprit gravement Ancelin. Il est le témoin de ma pénitence accomplie. Et comme en ce moment il dort, je ne vois pas pourquoi je ne veillerais pas au moins un tiers de la nuit. Vous aussi avez besoin de repos, messire Hughes.

Le baron capitula.

-    Soit. Assurez la première veille. Je viendrai à minuit. Prenez seulement soin de bien faire ce qu’ordonnera notre frère Bran.

Revenant à Marjolaine, Hughes lui offrit la main pour la reconduire chez elle. Il sentit les doigts de la jeune femme trembler dans les siens, mais se méprit sur la cause de son émotion.

-    Ne soyez pas en peine, douce dame, fit-il du ton tendre de la consolation, je crois sincèrement que le plus fort du danger est passé puisque le garçon s’est endormi. Il est de belle constitution, il s’en tirera.

Les yeux baissés, Marjolaine regardait leurs deux mains unies. C’était la première fois que le baron la traitait comme l’une de ses égales et lui offrait son appui pour la mener quelque part. Et puis la nuance tendre de ces deux petits mots, « douce dame », qu’il employait pour la première fois lui avait aussi fait chaud au cœur. Brusquement, elle eut envie de lui dire là, sans autre préambule, qu’elle lui avait menti au soir de Sainte-Catherine-de-Fierbois, qu’elle n’avait jamais eu pour Ausbert Ancelin d’autre sentiment qu’une profonde pitié doublée de remords car elle aurait dû normalement, sachant la vérité sur la mort de son époux, accepter le martyre, plutôt que le laisser subir ce calvaire. Elle eut envie de dire qu’elle l’aimait, lui, Hughes de Fresnoy, d’un amour qui ne la quitterait qu’avec la vie et, s’il avait tourné son regard vers elle à cet instant, surtout avec cette expression d’ardente prière qu’elle y avait lue naguère, elle eût été incapable de résister. Mais il marchait calmement, regardant devant lui la perspective du large couloir qu’ils suivaient, et sa main à lui ne tremblait pas. Par contre, il semblait soucieux.