Arrivé à destination, il retint un instant encore la main de sa compagne.
- Êtes-vous en grande amitié avec cette Modestine Mallet? demanda-t-il.
- Amitié n’est pas le mot juste et je me le reproche car elle a plaisir, je crois, à ma compagnie. Je m’efforce de lui rendre cette amitié mais...
- Mais vous n’y parvenez guère. Ne vous forcez pas, dame Marjolaine. Et même j’aimerais que vous vous teniez le plus possible à l’écart.
Elle le regarda avec surprise.
- Pourquoi donc? Cette pauvre femme a acheté des gâteaux dans la meilleure intention et ce n’est pas sa faute s’ils se sont révélés faits de mauvaise farine. Vous avez vu comme elle était malade.
- Malade, oui, sans doute. Beaucoup moins que Nicolas pourtant.
- Parce qu’elle a eu la chance de vomir très vite.
- Un peu trop vite, justement. Ecoutez-moi, Marjolaine, et ne la fréquentez pas trop. C’est la deuxième fois qu'il vous arrive quelque chose en sa compagnie. Je n’aime pas ces coïncidences. (Il allait s’éloigner quand il se ravisa.) Au fait, sauriez-vous me dire où elle se trouvait quand vous avez été blessée durant la bataille?
Cette fois, Marjolaine éclata de rire.
- Vous ne la soupçonnez tout de même pas de m’avoir poignardée? Elle n’en aurait jamais eu la force, la pauvre.
- Il n'y faut pas tant de force, surtout pour manquer son coup. Mais répondez-moi, où était-elle?
- Ma foi, je n'en sais rien. Messire de Lusigny nous avait fait mettre, nous les femmes, au centre du cercle que formaient autour de nous ceux qui pouvaient combattre et je ne me souviens pas du tout d'avoir vu Modestine. Elle devait être assez loin de moi, sans doute, occupée de son mari qui souffrait beaucoup de ses dents.
« Ou bien derrière toi, pensa Hughes, ce qui est encore la meilleure position pour frapper quelqu'un sans être vu. » Mais il ne voulut pas affoler complètement la jeune femme.
- Oubliez cela, dit-il gentiment. Il se peut que je me trompe. Mais tout de même, fréquentez moins cette femme. Ne fût-ce que pour me faire plaisir.
- J’essaierai, dit Marjolaine.
Nicolas Troussel ne mourut pas. Après quatre jours de repos au lit et de saine nourriture, il retrouva toute sa belle humeur et Hughes put envisager de reprendre la route, avec d’ailleurs des effectifs remontés car la dame danoise laissée à Poitiers les avait rejoints. Mais sa joie fut de courte durée car à peine fut-on à Belin - à quelque dix lieues au sud de Bordeaux sur la grande voie romaine qui menait droit aux Pyrénées - que la Danoise décidait de s’arrêter de nouveau afin de rendre un hommage prolongé au tombeau de son compatriote Ogier le Danois, de légendaire mémoire, qui s’était illustré si glorieusement au temps du puissant Charlemagne. Ses os reposaient à présent dans une chapelle en compagnie de défunts tout aussi célèbres que lui, ses compagnons d’aventures : Aras-tain de Bretagne, Garin le Lorrain, Gondebaud roi de Frise, et bien d’autres pairs de Charlemagne qui, après avoir vaincu les armées païennes, furent massacrés en Espagne pour la foi du Christ. La comtesse Dagmar se prétendant, en outre, descendante d’au moins deux de ces preux, le Danois et le Frison, il fut impossible à Hughes, en dépit de l’impression qu’il lui fit, de la décider à abréger ses dévotions au culte des ancêtres.
- Juste une petite semaine, plaida son interprète, il faut au moins cela. Songez, seigneur, que la comtesse ne reviendra pas de sitôt en terre franque.
- Nous n’avons déjà perdu que trop de temps, rétorqua Hughes, et nous n’avons, nous autres pèlerins, aucune raison de chanter oraison pendant une semaine à des étrangers, même des compagnons de Charles le Grand. Je vous rappelle que nous allons à Compostelle!
Et l’on repartit, à la secrète satisfaction de Marjolaine, qui n’avait pas beaucoup aimé le regard caressant dont la Danoise avait enveloppé Hughes en le découvrant installé au lieu et place d’Odon de Lusigny. Il fallait que sa piété filiale fût bien forte pour la décider à demeurer en arrière, car son refus de l’attendre, en dépit de la force armée qu’elle représentait, l’avait visiblement déçue. Or, ledit regard caressant avait occupé des yeux d’un bleu de lin, beaucoup trop grands et beaucoup trop bleus pour la tranquillité de Marjolaine. Et ce fut avec un vif sentiment de délivrance qu’elle s’engagea avec les autres sur le chemin qui traversait les Landes.
Ce n’était pourtant pas, et de loin, un chemin agréable. La voie romaine piquait droit à travers un pays désolé, une plaine sablonneuse où les villages étaient rares. On n’y trouvait ni viande, ni poisson, ni vin. L’eau de source y était presque inconnue et, pour la première fois, les pèlerins bénirent le mauvais temps qui, au moins, leur permit de boire et leur évita d’être harcelés par les taons qui abondaient dans ces landes dès le début de l’été comme le leur expliqua le moine qui accepta de servir de guide jusqu’à Ostabat.
En outre, durant les trois jours de la traversée de l’inhospitalière contrée, tout le monde dut faire la route à pied, ceux qui possédaient des montures devant les tenir en bride afin de ne pas ajouter à leur poids. Cette terre était faite de sables marins qui semblaient vouloir la dévorer tout entière et il n'était pas rare que l’on enfonçât jusqu'aux genoux. Un guide était indispensable pour éviter, aux abords de la mer, les sables mouvants qui, en quelques secondes, pouvaient engloutir sans espoir de les revoir jamais un homme ou même un cheval.
Tout ce chemin, Marjolaine l’accomplit encadrée de Pernette et d'Aveline avec Colin sur ses talons. Le jeune homme auquel Hughes de Fresnoy avait fait de sévères recommandations ne la quittait plus d'une semelle et il ne consentait à la laisser échapper à sa vue, ne fût-ce que pour les besoins les plus naturels, que dûment escortée par ses deux compagnes. Ils firent tant et si bien que Modestine ne réussit pas à échanger plus de trois paroles avec la jeune femme. Encore ne fut-ce pas sans témoins.
- Je suis sûr que sa vie est en danger, avait dit Hughes à Colin. S'il lui arrive la moindre des choses durant le reste du voyage, je te tuerai de ma main.
- Vous n'aurez pas à vous donner celte peine, riposta le jeune valet non sans insolence, je le ferai bien tout seul.
Ce fut donc avec un vif soulagement qu'on atteignit les agréables terres gasconnes où l’abstinence prit fin grâce à un excellent vin rouge et à de la nourriture fraîche. On trouva du pain blanc, de la volaille, du miel, du millet, des fruits, des jambons et d'excellents poissons dont on se régala grâce à la générosité des pèlerins les plus riches que les dangers vécus en commun incitèrent à une plus juste compréhension de la fraternité et qui payèrent pour les plus pauvres. Tous les courages se trouvèrent renouvelés par cet excellent repas, en dépit du temps qui s'obstinait à demeurer détestable.
C'est ainsi que l'on arriva, vers la fin d'un jour aussi gris que les autres, sur la rive d'une rivière qu'on leur dit s’appeler gave.
Ce n'était pas une rivière très large, mais elle était grosse de tout ce vilain temps qui s'était abattu comme une calamité sur tout le pays. Ses eaux roulaient, jaunâtres et tumultueuses, entre des berges verdoyantes et aussi entre les piles encore visibles d’un antique pont romain que personne, apparemment, n’avait eu le courage de reconstruire. Par contre, une grosse corde attachée à d’énormes troncs de châtaigniers reliait les deux rives.
- Si c’est tout ce qu'il y a pour passer, dit Ausbert, cela ne va pas être facile.
- Je vais interroger ces gens, dit Hughes en désignant deux hommes maigres, noirs et déguenillés qui, assis sous un arbre, regardaient couler la rivière aussi tranquillement que s’il eût fait soleil.