Выбрать главу

Le marmottement quasi mécanique d’une prière se fit entendre, ce qui acheva de persuader Marjolaine qu’elle était morte. Mais en ouvrant les yeux, elle découvrit, penchés sur elle, un cercle de visages trop connus pour appartenir au peuple du paradis. En tout premier lieu, celui d’Hughes. Ses cheveux noirs inondaient encore son visage et elle n'eut aucune peine à deviner qu’il s'était jeté à l’eau pour la sauver. Mais son regard avait la même expression émerveillée que ceux des autres.

-    Guérie! souffla-t-il avec une émotion qui lui enrouait la voix, vous êtes guérie, douce dame! Dieu a fait le miracle que j'espérais tant.

Instinctivement, Marjolaine porta la main à son visage et comprit. Non seulement son voile était resté dans l'eau mais aussi la cicatrice qu'elle avait d'ailleurs de plus en plus de mal à faire tenir avec toute cette humidité. Elle en éprouva un curieux mélange de joie - puisque cela lui procurait le bonheur d'apparaître dans sa beauté intacte aux yeux de celui dont elle osait enfin s'avouer qu’elle l'aimait - mais aussi de gêne. Tous ses compagnons n'allaient pas manquer de la déclarer sainte, ce qu'à l’avance elle refusait avec horreur. C’était inscrit sur leurs visages extasiés et dans la dévotion de Pernette qui lui baisait les mains.

Elle voulut les lui retirer.

-    Je vous en prie, murmura-t-elle, ce n'est pas un aussi grand miracle que vous le pensez. Depuis quelque temps, la brûlure de mon visage s'atténuait sensiblement.

-    Mais il n'en reste rien! Pas la plus petite trace!... Vous voyez bien que c'est un miracle. Oh, dame Marjolaine, je suis si heureuse! Vous êtes si bonne et je vous aime tant!

C'était impossible de la détromper puisqu’elle éprouvait une telle joie. D’ailleurs, à regarder les autres et, surtout, à rencontrer le regard inquiet de Colin et le geste qu’il fit de mettre discrètement son doigt sur sa bouche. Marjolaine comprit que les détromper serait une faute grave car ils retomberaient alors de trop haut. Ils se sentaient tous honorés et distingués par Dieu à travers elle, puisqu’ils avaient la chance de voyager désormais avec une miraculée.

Quelqu’un d’ailleurs entonna le chant du Te Deum et tous le reprirent en chœur tandis que Pernette et Agnès de Chelles, dont les yeux mouillés de larmes rayonnaient d’espérance, aidaient la rescapée à s'asseoir puis à se relever. Hughes lui jeta son propre manteau sur le dos et l’y enveloppa avec des gestes presque pieux. C’est alors qu’elle aperçut Modestine que l’on avait réussi à sauver elle aussi.

Etendue dans l’herbe, elle recevait les soins que Bran Maelduin lui prodiguait avec l’assistance d’Ausbert. L’Irlandais s’occupait de la vider de toute l'eau ingurgitée, la frictionnait avec vigueur. Mais quand elle vit se dresser Marjolaine à quelques pas d’elle, débarrassée de son mystérieux voile et montrant un visage intact, Modestine lança un cri, repoussa ceux qui la soignaient et, se relevant péniblement à quatre pattes, vint sur les genoux jusqu’à la jeune femme. Un instant, elle la contempla avec une stupeur épouvantée. Puis, éclatant en sanglots, elle se prosterna face contre terre en balbutiant :

-    Pardon! Oh, pardon! Je ne voulais pas. Oh. pardonnez-moi! Je ne recommencerai pas.

Ses paroles tombaient comme des pierres au milieu d’un silence que troublait seulement le bruit du gave.

-    Qu’est-ce que vous ne recommencerez pas? demanda Hughes, tandis que Marjolaine, affreusement gênée, s’efforçait de relever la femme qui s’obstinait à vouloir lui baiser les pieds.

Mais Modestine n’eut pas le temps de répondre. Déjà son époux s’était précipité sur elle et, non sans la secouer d’importance, la recouvrait d’un manteau et tentait de l’arracher à sa prosternation.

-    Rien du tout, messire! J’ai bien peur que ma pauvre femme ne soit devenue folle. Cet accident, la peur qu'elle a eue... Vous avez vu comme elle regardait dame Marjolaine? Elle a dû la prendre pour une apparition. Il ne faut pas faire attention à ce qu'elle dit. Je vais la soigner.

Il parlait vite comme quelqu'un qui a besoin de persuader, d’ajouter des mots les uns aux autres pour ne laisser place à aucune question. Hughes l’écoutait sans parvenir à se décider. A présent, Modestine sanglotait dans les bras de son mari qui l’entraînait à l’écart avec trop de vigueur pour qu’elle pût lui résister.

-    Je voudrais tout de même bien lui poser quelques questions, fit Hughes entre ses dents.

Il allait suivre le couple, mais Marjolaine s’interposa.

-    Laissez-la, sire Hughes. Maître Mallet a raison. La pauvre, dans sa frayeur, a eu l’esprit dérangé.

Il lui sourit, calmé et prêt à toutes les obéissances pour un sourire de cette créature que Dieu lui restituait dans tout l’éclat d’une beauté plus éblouissante encore qu’il ne l’avait imaginée.

-    Nous allons vous conduire à l’abbaye, dit-il avec douceur. Puisque nous sommes tous passés, remettons-nous en route, sinon la nuit va nous gagner de vitesse. Et vous avez besoin de repos.

Il n’ajouta pas qu’il avait bien l’intention, une fois Modestine remise de sa frayeur, de lui faire subir, loin des oreilles de son mari, un interrogatoire de sa façon car ce pardon que la mercière suppliait qu’on lui accorde, à quelle faute, à quel crime pouvait-il bien correspondre?

Il allait remonter la pente de la berge pour rejoindre le chemin quand Marjolaine l’arrêta.

-    Nous sommes pèlerins, seigneur, et en route pour le salut de notre âme. Ne croyez-vous pas que ce serait un grand péché que laisser le corps de ce malheureux pourrir dans les roseaux? La nuit est proche, mais nous avons peut-être le temps de lui donner une sépulture chrétienne? Et si nous ne l’avons pas, prenons-le.

-    Vous avez raison.

Déjà Ausbert et Nicolas étaient redescendus vers l’eau. Le jeune garçon pataugeait dans les herbes, armé de la longue rame du bateau au bout de laquelle Ancelin s’arc-bouta pour le retenir. Accroché à cette branche de salut, il parvint à saisir le vêtement du mort et, lentement, le ramena vers la berge où les autres hommes l’agrippèrent. On le tira de l’eau, on le posa dans l’herbe, on le retourna.

Pernette, alors, poussa un grand cri et retomba à genoux. Le cadavre que l'on venait de tirer du gave était celui de Mathieu d’Oigny. Il ne s’était pas noyé : on l’avait poignardé avant de le jeter à l’eau.

Vivement, Hughes se retourna pour chercher les deux bateliers. Mais, dès que le corps avait été au sec, ils avaient repris leur rame et s'éloignaient aussi vite qu’ils le pouvaient.

-    Le homme méchant trouver la méchante mort! soupira Bran Maelduin.

Et, traçant un large signe de croix, il entama la prière des morts, tandis qu'Ausbert et Colin se mettaient à creuser la tombe de Mathieu d’Oigny, mort sans avoir assouvi sa vengeance.

Modestine

A mesure que l’on montait, le vent se faisait plus aigre. Il ne cessait de souffler sur les contreforts des Pyrénées, chassant et ramenant tour à tour les longues écharpes de brouillard qui cachaient parfois jusqu’aux rochers les plus proches du chemin.

Depuis que l’on avait quitté, à l’aube, le village de Saint-Jean-au-pied-du-Port, l’antique voie romaine grimpait d’une seule lancée, durant plus de trois lieues, jusqu’au col de Bentarté. C’était un chemin étroit, mal tracé et rendu difficile par les fragments des anciennes dalles posées par les Romains, que le gel et les années avaient fendues et cassées. Le pied y butait plus souvent qu’à son tour et il fallait prendre grand soin de ne pas tomber, du moins pour ceux qui n’avaient pas la chance de bénéficier du pied sûr d’une mule. Le sentier était rude aussi et montait raide à travers un paysage toujours plus aride et qui finissait par se confondre avec le ciel chargé de nuages.