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On l’avait préféré à celui, pourtant plus facile, du Val Carlos, à cause des bandits basques et navarrais qui l’infestaient car, en dépit de la petite troupe fidèle formée de Guegan, d’Ausbert, de Nicolas, de Colin, de Bran Maelduin et même du timide Isidore Bautru, si effacé qu’on l’oubliait sans cesse, sans omettre Bertrand et les deux marchands flamands, Hughes craignait de ne pas disposer de forces suffisantes pour affronter une troupe bien entraînée. Et Dieu sait quelles terribles histoires couraient sur le compte de ces malandrins dont on disait qu’ils ne faisaient quartier ni à femme, ni à vieillard, ni à enfant.

En dépit de la présence de Marjolaine que tous, à présent, semblaient considérer comme leur porte-drapeau, personne n’avait dit mot depuis le départ, à l’aube. La montée était trop dure pour dilapider, même en cantiques, un souffle que l’altitude rendait plus court. Et puis l’idée de ces brigands, dont on avait trop parlé et qui pouvaient peut-être changer de route pour une fois, occupait toutes les pensées.

Comme à son habitude, Hughes allait en tête, menant son cheval par la bride, suivi d’Ausbert Ancelin et de Bran Maelduin. Marjolaine venait ensuite, escortée d’Aveline, de plus en plus rêveuse, et de Pernette, heureuse depuis que la mort tragique de son oncle l’avait définitivement délivrée d’un grave danger. Et c’était avec enthousiasme qu’à présent elle marchait vers Compostelle où elle n’avait plus à offrir que la plus vibrante action de grâces. Ensuite, elle pourrait revenir joyeusement vers le bonheur qui l'attendait à Rochella.

Colin, bien sûr, suivait toujours Marjolaine, mais les craintes d’Hughes semblaient désormais sans objet. Non seulement Modestine ne recherchait plus la compagnie de la jeune femme mais, tout au contraire, elle restait à l’écart d’elle autant qu’elle le pouvait, se tenant dans les derniers rangs, juste avant Bertrand, Guegan et ses chiens qui fermaient la marche et veillaient aux arrières.

En dépit des objurgations de son époux, elle refusait de quitter cette place humble et, s’il l'avait écoutée, ils eussent été plus en arrière encore, complètement détachés du groupe des pèlerins. Mais Léon Mallet ne l'entendait pas de cette oreille et il ne quittait plus la main de sa femme qu'il obligeait à marcher au moins sous la garde des hommes et des bêtes.

Depuis le passage du gave de Pau, elle avait beaucoup changé, Modestine. Plus d'interminables bavardages, plus de longues oraisons psalmodiées durant les heures de marche en écho de son époux. Personne n'entendait plus le son de sa voix, même pendant les prières communes. Aux étapes, elle se retirait dans le coin le plus éloigné des autres, le plus caché, là où il y avait le plus d'ombre. On pouvait voir, alors, Léon le borgne l'y rejoindre, lui parler à voix basse d'un air pressant, mais elle ne répondait pas, se contentait de hocher la tête négativement, puis fermait les yeux et s’endormait ou feignait de dormir.

Apitoyée, Marjolaine avait tenté de l'atteindre dans ce désert désespéré où elle semblait se complaire, mais Modestine l’avait regardée avec une telle frayeur qu’elle n'avait pas osé insister. Bran Maelduin, qu'elle avait dépêché quand elle avait constaté que la pauvre femme mangeait si peu que rien, n'avait pas eu plus de succès : à toutes ses objurgations et à ses prières, Modestine ne répondait que par le silence et des larmes. Elle regardait le moine d’un air désolé, mais ne disait rien.

- J'ai bien peur que ma pauvre femme n’ait laissé la raison dans cette maudite rivière, se désolait Léon Mallet. Elle n’arrivera jamais jusqu'au tombeau, si cela continue. Pourtant il faudrait bien, car seul Mgr saint Jacques peut lui rendre le sens.

Et il se livrait à un désespoir bruyant qui n'émouvait personne, sauf Agnès de Chelles dont la charité et le cœur pur ne savaient rien des feintes de l’âme humaine. Elle le plaignit mais, plaignant plus encore Modestine, elle s’obligea à quitter la réserve, faite sans doute de timidité, qui la rendait un peu distante et qui avait été son comportement habituel depuis que l’on avait quitté Paris. Elle marchait près de Modestine, lui offrant son bras quand elle trébuchait, s’installait de préférence auprès d’elle et la rejoignait à l’écart des autres dans ces coins obscurs que la mercière affectionnait. Elle essayait doucement, patiemment, de briser l’espèce de maléfice qui figeait la malheureuse dans cette absence douloureuse. Mais en vain. Le seul résultat positif qu'elle obtînt fut que Modestine ne la fuît pas et même acceptât de sa main un peu de nourriture.

Cette situation troublait Marjolaine et lui inspirait du remords, comme si elle en eût été coupable. Peut-être après tout était-ce vrai, puisque le début de folie de Modestine était dû à un faux miracle. Elle se désolait de ne pouvoir lui être d’aucune aide, ce qui avait le don d’agacer Hughes. Il aurait eu plutôt tendance à se féliciter de ne plus voir Modestine bourdonner autour de Marjolaine comme une mouche de mauvais augure.

Quand on fut au col de Bentarté, le vent se mit à souffler en rafales si violentes que les voyageurs durent se courber pour avancer. Il n’y avait plus à monter pour le moment, mais il fallait suivre le sentier des crêtes qui longeait les sommets déchiquetés. Le ciel semblait si bas que Marjolaine avait l’impression qu’en tendant la main elle pourrait toucher les nuages. Elle avait froid et parfois elle avait chaud : c’était quand Fresnoy se retournait pour l'envelopper d'un regard qui faisait bondir son cœur de joie, mais qui désespérait son âme. Saint Jacques, Notre-Dame et Dieu lui-même parviendraient-ils à l’empêcher de se laisser aller à cet amour défendu pour un homme en puissance d'épouse? La lutte, en tout cas, risquait d’être dure, plus dure encore que cc chemin dangereux.

On descendait, à présent, vers le col d’Ibañeta ou de Roncevaux où s’élevaient, au milieu des sapins, les toits bas et les murs épais soutenus de vigoureux arcs-boutants de l’hospice neuf, vieux d’à peine quinze ans et bâti par l’effort conjugué de l’évêque de Pampelune, Sanche de la Rose, et du roi de Navarre, Alphonse le Batailleur. Le chemin traversait le couvent sous une voûte et une tour carrée, où s’accrochait la cloche, dominait l’ensemble. Mais on ne s'attarda guère à admirer le puissant refuge bâti pour l’éternité et pour le secours de tous ceux qui, par piété ou pour toute autre raison, devaient gravir, venant de France ou venant d’Espagne, les difficiles chemins des Pyrénées. Tous étaient recrus de fatigue et les mains secourables des moines en robe de bure en aidèrent plus d’un à franchir les quelques mètres qui séparaient la route de la grande salle où les attendait le réconfort. Ce dernier et cependant minime effort leur était devenu impossible. Cette étape était sans doute la pire que les pèlerins eussent connue, après celle qui les avait décimés.

Cette fois, il n’était pas question de chambres pour deux ou trois ou même de dortoirs. C’était là un lieu de passage, non de séjour. Seuls les malades, les blessés pouvaient recevoir des soins dans une infirmerie. Tous les autres s’entassaient dans une grande salle pourvue d’un âtre immense.

Il y avait beaucoup de monde sous les voûtes déjà noires de suie : « jacquaires » revenant de Galice, leur chapeau cousu de la coquille emblématique et leurs yeux pleins de la joie tranquille de ceux qui ont accompli leurs vœux, muletiers que l’approche de la nuit avec le danger des loups et des ours avait contraints de s’arrêter - avec joie d’ailleurs - au grand refuge, paysans navarrais en tunique noire, souvent en mauvais état, montrant leurs jambes brunes et leurs pieds encrassés dans les lavarcas de cuir poilu qui laissaient les orteils à l’air, soldats de fortune portant de vieux hauberts aux mailles tordues, voyageurs anonymes heureux d’échapper à la solitude mortelle. Tous s’entassaient autour du grand feu, assis à même le sol ou sur des bancs de bois grossier, acceptant avec reconnaissance le pain et la soupe que leur distribuaient les moines qui, dans leurs robes marquées d’une croix rouge, ressemblaient à autant de fantômes.