- Il faut arrêter cet homme! C’est un assassin ! Et un assassin assez lâche pour se servir de sa femme afin d’accomplir ses crimes.
Si la stupeur figea soudain ses auditeurs, il n’en fut pas de même pour Hughes ni pour Bertrand. Le premier s’élança vers Mallet qui cette fois se frayait à coups de poing un passage vers la porte dans l’intention évidente de fuir. L’autre alla barrer cette porte.
Pris entre ces deux hommes également menaçants, le mercier se laissa tomber à genoux et croisa ses bras au-dessus de sa tête pour se garantir des coups éventuels. Mais ni le baron ni son écuyer n’avaient l’intention de frapper. Ils se contentèrent d’empoigner Mallet par les bras et le rapportèrent vers Agnès comme s’il s'agissait d’un gros panier.
- Parlez, à présent, dame. Et dites tout ce que vous avez à dire.
Ce fut vite fait. Modestine, prise d’une véritable crise de désespoir et emportée par le besoin de se laver des remords qui la ravageaient, avait livré d’un seul coup toute la lamentable supercherie : elle et son mari n’étaient pas de vrais pèlerins. Ils avaient touché une belle somme pour entreprendre le pèlerinage et faire en sorte que Marjolaine Foletier n’en revînt pas vivante.
Suffoquée, celle-ci n’en croyait pas ses oreilles. Il fallut qu’Agnès répétât une seconde fois pour qu’elle admît qu’une chose aussi monstrueuse pouvait être possible.
- C’est Etienne Grimaud qui vous a payés? demanda-t-elle en se penchant sur l’homme que Bertrand et Hughes maintenaient à genoux.
Elle espérait, sans trop savoir pourquoi, qu’il allait nier, qu’au moins Etienne ne s’était pas chargé la conscience d’un nouveau crime. Mais Léon le borgne avait trop peur à présent pour songer à nier. Les doigts de fer de Fresnoy lui entraient dans la peau, meurtrissant douloureusement sa chair, menaçant même ses os.
- Oui, c’est lui. Il avait renoncé à épouser dame Marjolaine depuis qu’elle s’était défigurée, mais il n’avait pas renoncé à sa part de fortune. Ce qu’il voulait, c’était tout l’héritage de son défunt oncle et cela n’était possible que si la veuve disparaissait.
- C’est limpide, gronda Hughes dont l’envie d’étrangler le mercier était si manifeste que Bran Maelduin vint vers lui et posa sa main sur son épaule. Alors, à Tours, la pierre tombée du toit de l’hospice?
-C’était moi. J’avais donné des instructions à Modestine pour qu’elle amène dame Foletier juste à l’endroit où je l’attendais...
- C’est donc toi que j’ai aperçu, fit Bertrand. Je savais bien que j’avais vu quelqu’un là-haut.
Mais Hughes lui fit signe de se taire.
- Et d’un! Et le coup de couteau durant le combat de la forêt?
- C’était encore moi, mais j’ai été gêné dans mes mouvements. Ça remuait tellement à cet instant. Le coup a été mal appliqué. La lame a glissé...
- Et de deux! Si nous parlions des gâteaux à l’anis de Bordeaux? Tu n’y serais pas pour quelque chose?
- Si. C’est moi qui les ai achetés. J’ai mis dedans une poudre que m’avait donnée, à Paris, un vieil homme de la rue de la Juiverie, mais bien sûr il y en avait un où je n’en avais pas mis : rien qu’une autre poudre destinée à faire vomir. C’est celui qu’a mangé Modestine.
- De mieux en mieux! Enfin, parlons de la chute dans la rivière quand nous avons passé.
- Ah non! protesta Mallet. Là, je n’y étais pour rien. Ma pauvre Modestine me craignait, mais pas au point de se jeter à l’eau pour m’obéir. Elle avait bien trop peur. C’est même parce qu’elle avait si peur qu’elle s’est accrochée à dame Marjolaine et l’a entraînée avec elle. Qu’allez-vous faire de moi?
- Te tuer! gronda Ausbert Ancelin. Et je me chargerai volontiers de la vilaine besogne, sire Hughes! Pour tout le mal qu’il a voulu faire à dame Marjolaine, je suis prêt à vous servir de bourreau car votre noble épée ne peut se souiller d’un sang si vil!
- Non, intervint Marjolaine, ne le tuez pas, sire Hughes! Ce n’est pas lui le vrai coupable, c’est celui qui a commandé le crime. C’est Etienne Grimaud, car il est aussi le véritable meurtrier de maître Foletier, mon défunt époux.
Ancelin releva vers elle des yeux effarés, incrédules.
- Comment savez-vous cela?
- Parce qu’il me l’a dit. C’est à mon tour, à présent, de me confesser, pauvre Ausbert Ancelin, car vous avez souffert tout ce calvaire uniquement parce que j’ai eu peur de parler.
Elle avait élevé la voix et toutes les têtes se tournaient vers elle. Colin alors s’approcha.
- Vous direz cela plus tard, dame. Vos affaires ne regardent pas tous ces étrangers.
- Ceux qui sont nos compagnons de route depuis tant de jours ne sont pas des étrangers, dit-elle doucement. Quant aux autres, ils ne comprennent pas notre langue pour la plupart.
C’était vrai. Les paysans, les muletiers, les pèlerins de langues étrangères, après s’être intéressés un instant à ce qui venait de se passer, retournaient qui à son repas, qui à son somme. Autour de Marjolaine qui s’était assise auprès d’Agnès et la soutenait, il n’y avait plus guère que ces gens qui lui étaient devenus peu à peu familiers.
- Il faut que je parle, reprit la jeune femme, afin que tous ici présents vous puissiez juger cet homme en toute équité.
Elle baissa la tête un moment pour une courte prière afin d’obtenir la grâce de tout dire puis, calmement, d’une voix paisible et claire, elle entama le récit de ce qu’avait été la mort de Gontran Foletier. Elle dit tout : les amours de Gontran avec l’épouse d’Ancelin, le crime, le marché odieux que lui avait imposé Etienne Grimaud et comment, pour lui inspirer l’horreur, elle avait cherché le moyen de détruire sa beauté malfaisante. Elle faillit dire sa visite à Sanche le Navarrais mais le regard implorant de Colin la retint. A l’exception d’Hughes et de Bran Maelduin, tous étaient des gens simples, épris de merveilleux et qui, peut-être, ne lui pardonneraient pas d’avoir détruit la belle illusion du miracle. Cela, elle le garderait pour les seules oreilles de l’homme qu’elle aimait quand viendrait le moment inévitable de la séparation afin qu’il ne gardât pas d’elle une image trop haute. L’humiliation qu’elle ressentirait alors serait sa punition, librement choisie, pour n'avoir pas tout dit à cet instant-là.
Hughes avait écouté attentivement le récit de Marjolaine. Quand ce fut fini, son regard fit le tour de tous ces visages pour juger de leur impression, puis finalement s'arrêta sur la figure barbouillée de larmes de Léon Mallet auquel il n'avait pas permis de se relever.
- A présent que dame Marjolaine nous a dit son histoire, qu'allons-nous faire de cet homme, compagnons?
Le moine qui avait ramené Agnès fit entendre sa voix le premier :
- La justice appartient à Dieu, mais si vous prétendez l’exercer, vous l'exercerez ailleurs qu’en cette maison, dit-il gravement. Ceci est un asile, non une prison doublée d’un échafaud.
- Je ne crois pas que notre intention soit de souiller cette sainte demeure, fit Hughes sèchement. Votre conseil, frère Bran?
Le petit moine eut quelque peine à se faire entendre car tous les autres criaient en même temps que Mallet méritait cent fois la mort et qu’en quittant l’hospice, il faudrait le pendre au premier arbre rencontré. Bran Maelduin attendit alors paisiblement que le tumulte s’apaise pour déclarer en se tournant vers Marjolaine :