Le cœur d’Hughes bondit, Marjolaine n'avait même pas tressailli et le lumineux regard qu'elle levait vers l’homme était sans surprise. C’était comme si elle attendait cet instant. Peut-être, sans le savoir, Hughes venait-il de pénétrer au cœur de son rêve, un rêve que grâce à cc chant d’amour la jeune femme ne savait plus démêler de la réalité. L'instant suivant, elle était dans ses bras.
Hughes eut soudain l'impression d'avoir contre lui toutes les fleurs d'un jardin au printemps. Cette femme-enfant n'était que fraîcheur et douceur. Ses lèvres délicates semblaient fondre sous l'ardeur de ce baiser dont il ne pouvait plus contrôler la passion. De tout son corps avide, Hughes épousait les courbes tendres de ce corps qui s'abandonnait et déjà les cloches de la victoire sonnaient à ses tympans. Il la sentait s'appesantir entre ses bras et commencer à vibrer sous la très lente, très prudente caresse de sa main qui glissait le long du cou mince vers la rondeur de l’épaule pour s'acheminer ensuite vers des rondeurs plus douces encore.
Soudain grands ouverts, les yeux d'Hughes fouillèrent les ombres du jardin, cherchant l'asile où, dans un instant, dans une seconde, il l'emporterait pour enfin la faire sienne quand, à cet instant précis, le fil de la chanson cassa net sur un cri d'amour et un accord glorieux qui passa sur les nerfs d'Hughes comme une râpe. Des applaudissements éclatèrent tout autour du cloître. Réveillé de son rêve, le chanteur sourit, salua. Marjolaine s’éveilla à son tour, s'arracha des bras qui croyaient si bien la tenir.
Elle recula, enveloppa Hughes d’un regard qui n’avait plus sa pureté habituelle, ouvrit la bouche pour dire quelque chose et n'y réussit pas. Comprenant qu'elle allait peut-être crier, il ne dit rien, tendit seulement les mains vers elle dans un geste implorant. Marjolaine regarda ces grandes mains fortes dont elle venait d'apprendre la douceur, cet homme qui venait de bouleverser son être d'une sensation inouïe, telle que jamais elle n'aurait cru pouvoir en éprouver, cet homme qu'elle adorait et qui l'aimait sans doute. L’envie de se laisser prendre de nouveau par ces mains-là, de retrouver la force et la sécurité de ces bras, de cette poitrine d’homme, fut si forte que la jeune femme crut qu’elle allait y succomber. Mais un éclat de rire se fit entendre quelque part dans l’ombre du cloître. Alors, tournant le dos à la divine tentation, Marjolaine s’enfuit en courant.
Toute la nuit, Hughes demeura au jardin, assis contre un cyprès, revivant son instant de paradis et espérant à chaque instant qu’il allait reprendre, que Marjolaine allait venir le rejoindre. Mais l’aurore embrasa les toits de Pampelune sans que Marjolaine eût reparu.
Quand vint l’heure du départ, elle n’osa même pas lever les yeux sur lui et ce fut en silence qu’elle alla reprendre, entre Pernette et Aveline, sa place habituelle. Hughes, le cœur lourd, s’en alla, comme il l'avait décidé, veillera l’arrière-garde. Selon sa courte logique masculine, il avait cette nuit essuyé un échec. S'il avait pu lire, rien qu'un instant seulement, dans le cœur ensoleillé de Marjolaine, il se fût senti bien plus heureux que le plus grand roi de la terre. Mais le cœur de Marjolaine était le lieu le plus secret et le plus fermé du monde.
En dépit de l’envie qu'elle en avait et peut-être même à cause de cette envie qui lui brûlait le corps, la jeune femme s’efforça de ne plus quitter ses compagnes d’un seul instant, de fuir Hughes autant qu’elle le pouvait, sachant bien qu’à son contact, elle ne pourrait plus résister longtemps aux appétits normaux de sa jeunesse si longtemps déçus, à la passion qui la poussait vers cet homme et vers les délices interdites qu’il représentait. Et le malentendu s’installa entre ces deux êtres que tout jetait l’un vers l’autre.
Passé Pampelune, on s’engagea dans ce qu’on appelait le chemin des étoiles parce qu’il suivait, en allant vers l’occident, le tracé de la voie lactée. San Juan de la Cadena, San Antonio, Zizur, Menor, Basongaiz, Legarda et Obanos virent passer le cortège à présent bien réduit de ceux qui étaient partis, un matin d’avril, d’une île fluviale qui s’appelait Paris. On atteignit ensuite Puente la Reina et son vieux pont romain. Là se rejoignaient les deux routes venues de France, celle de Roncevaux et celle du Somport. Et, en arrivant à l’hospice, Hughes et les siens constatèrent, non sans quelque contrariété, qu’une troupe de pèlerins français et étrangers, menés par un moine du Puy-en-Velay, s’y trouvait déjà et que la place y serait réduite.
Marjolaine pour sa part ne vit qu’une chose : dans la cour de l’hospice, elle reconnut immédiatement l’un des hommes de la comtesse Dagmar, qui menait à l’écurie un cheval trop bien harnaché pour n’être pas reconnaissable. La belle Danoise devait être à Puente la Reina et la jeune femme n’en éprouva aucun plaisir.
- Comment a-t-elle fait? pensa tout haut Nicolas Troussel. Si elle avait suivi le même chemin que nous, on s’en serait aperçu. Qu’est-ce que c’est que ce col du Somport?
Personne ne pouvant lui répondre, il alla aux renseignements auprès de l’un des nouveaux venus qui arrivait de Savoie et qui possédait quelques connaissances. Il apprit ainsi que le Somport se trouvait beaucoup plus à l’est que leur propre chemin - au moins vingt lieues! - mais que, pour quelqu'un venant de Bordeaux, et même de Belin, on pouvait l’atteindre en ligne directe en passant par une ville nommée Mont-de-Marsan.
- Eh bien, conclut le garçon, elle a dû courir, la belle dame, pour être déjà là! Il est vrai qu'elle a des chevaux, elle.
- En tout cas, dit Pernette en riant, elle n’est certainement pas restée trop longtemps en oraison au tombeau de son ancêtre. Ce qui m’étonne c’est qu’elle ne nous ait pas rattrapés.
- Rappelez-vous cet affreux pays des Landes! On a bien failli se perdre, nous. Elle a dû y réussir. Et comme elle ne parle aucune langue chrétienne, elle s'est rallongé le chemin.
Nicolas se trompait en ce qui concernait les langues chrétiennes; la comtesse Dagmar ne parlait pas français en effet, mais elle parlait un peu le latin, tout au moins le latin d’Eglise tel qu’on l'apprenait dans les abbayes et les châteaux d’Europe, afin qu'il fût possible de suivre le déroulement des nombreuses cérémonies religieuses. Aussi fut-ce dans la langue de Virgile, corrigée mais certainement pas améliorée par des siècles de psalmodies plus ou moins exactes, qu’elle aborda Hughes dès qu'elle l’aperçut dans la cour de l'hospice après avoir mis sur ses lèvres, pour la circonstance, un éblouissant sourire qui fit pétiller ses grands yeux bleus.
- Quelle impudence! marmonna Marjolaine devenue toute rouge. J'aimerais bien savoir ce qu’elle lui veut.
- Je peux aller demander à messire Bertrand, proposa Aveline avec l'empressement qu’elle mettait dès que s’annonçait une occasion de rejoindre son doux ami.
Occasion qu’elle n'avait pas souvent la chance de saisir. Mais cette fois, Marjolaine accepta.
La petite revint bien vite, mais beaucoup trop lentement pour l’impatience de sa maîtresse.
- Alors? demanda-t-elle.
- Ses serviteurs ont chassé et péché. Elle invite messire Hughes à partager son repas.
- Oh! Et... il accepte?
- Je ne sais pas. Mais on dirait bien.
Fresnoy en effet, après avoir écouté avec un demi-sourire les difficiles explications de la dame blonde, semblait accueillir avec plaisir ses propos. Il désignait d'un air d’excuse ses vêtements chargés de poussière puis, finalement, s’inclina avec un large sourire qui ne pouvait avoir qu’un seul sens : il allait partager le repas de la Danoise.